Alors que Leos Carax s’apprête à faire son retour en fanfare avec Annette, il nous a semblé nécessaire de revenir sur Holy Motors afin d’ausculter, voire de clarifier, certains malentendus qui l’entourent. L’occasion de s’interroger aussi sur son héritage et, plus loin, sur ce que recouvre le « mythe Carax ».
Josué Morel : Si Holy Motors est pour un certain nombre de critiques et de cinéphiles l’un des films marquants de la dernière décennie, il me semble qu’il a fait, et continue de faire, l’objet d’un malentendu. D’abord entre ce qu’il dit et ce qu’il fait (c’est un film qui, on le verra, n’est pas sans contradictions), puis à propos de ce qu’on a voulu lire en lui. Je voudrais citer à ce sujet un critique, Jérôme Momcilovic, qui à mon sens a très bien résumé, à l’occasion de la sortie du film, les contours du problème : « C’est pourtant faire fausse route, vraiment, que de saluer le retour de Carax d’une flatterie consistant à voir dans ce millefeuille d’ébauches sa capacité à incarner tous les possibles du cinéma. C’est surtout faire peu de cas du reste de sa filmographie : pris un à un et ramenés aux autres films de Carax, les sketchs de Holy Motors sont même d’une étonnante faiblesse, peu investis, ébauchés d’un geste presque distrait, comme contaminés pas l’extrême lassitude de l’acteur Oscar. » Puisque cet horizon est un mirage, il s’agit de voir ce que le film tire véritablement de ce feuilletage de formes et de récits. Ce n’est pas un mystère : Holy Motors est un film hanté par la mort, peuplé de cimetières, qui semble contaminé par une fatigue confinant à l’engourdissement. Par exemple, dans la scène de motion-capture, où l’on enregistre a priori un élan vital, une course, le personnage s’effondre, pris d’un vertige. D’une certaine manière, on ne peut pas aller au bout du geste. Comment alors sortir de cette atonie ? Le film s’ouvre sur une salle de cinéma où tout le monde est à moitié endormi, ou peut-être même mort – car il s’agit aussi d’un tombeau. Carax lui-même se réveille dans un lieu intermédiaire (on le devine : une chambre d’hôtel près d’un aéroport), et va ouvrir une porte. Le cinéaste est littéralement la clef (qui ne fait qu’un avec l’un de ses doigts) d’un possible sursaut. Une clef qui permet donc d’accéder à cette salle de cinéma, à la fois mausolée et salle d’embarquement vers un ailleurs – la métaphore est d’ailleurs claire : on entend une sirène de bateau, avant de sortir des ténèbres de la salle par un raccord sur le hublot d’une maison-paquebot.
Avion, dirigeable (la photo qui trône au-dessus du lit de Carax), paquebot, puis, évidemment, la fameuse limousine, qui permet le passage d’un rôle à un autre. Mais cette avancée, loin d’être synonyme d’une vitalité, est hantée par l’horizon de la perte, et notamment celle du désir. Il n’est pas interdit de faire dans cette perspective une lecture phallique de ce doigt-clef de Carax, tant le film associe à plusieurs reprises le cinéma à une pulsion sexuelle qui, à chaque fois, ne se concrétise qu’à moitié. Exemplairement, la fin de la scène de motion-capture : deux corps se touchent, s’enlacent, mais dans un coït virtuel, projeté et mental. Même chose dans le segment de M. Merde. Il s’agit d’un être érectile et éructant, une sorte de phallus sur pattes, mais lorsqu’il bande, c’est à perte : il ne fait rien de son désir. Il n’est dès lors pas anodin que le film s’achemine finalement vers une scène où le personnage d’Oscar, pour son dernier rôle, tient à la main une clef qui renvoie au doigt métallique du cinéaste dans l’ouverture. Sauf que cette fois, la clef n’ouvre plus sur un ailleurs, mais enferme dans une maison-prison, dont émane une profonde tristesse. La scène est accompagnée d’une chanson de Gérard Manset, « Revivre », qui synthétise la trajectoire du film. C’est notamment la fin du morceau qui m’intéresse : « On se voit se lever, recommencer, sentir monter la sève. Mais ça ne se peut pas. Non ça ne se peut pas. Non ça ne se peut… » Le film accouche ainsi d’un aveu d’impuissance, tout à fait conscient, qu’il faut prendre au sérieux. C’est le sujet central du film : Carax aimerait pouvoir retrouver cette pulsion vitale de faire du cinéma, mais il n’y arrive pas et plus encore (mais c’est une idée à remettre en question), il ne peut y arriver, car le cinéma serait un champ de ruines que l’on continue d’habiter « pour la beauté du geste ». D’où que le film soit d’une étonnante mollesse dans le détail de certaines scènes : on essaie, « mais ça ne se peut pas ».
Sylvain Blandy : Momcilovic explique d’ailleurs qu’il est nécessaire que l’on passe par cette mollesse, par ces temps-morts, par certaines séquences peu investies, pour que la fin prenne tout son sens. On retrouve dans de nombreuses critiques du film l’idée que si le film est inégal, c’est parce que ses moments de creux permettraient de mieux apprécier les moments où l’on se relève. C’est une lecture que je trouve toutefois limitée.
J.M. : Je crois que cette dernière idée n’est surtout pas juste : j’ai été étonné de constater, en revoyant le film pour cette table-ronde, qu’il était beaucoup plus homogène que dans mon souvenir. Il est toutefois vrai qu’un petit quelque chose « prend » sur la fin, lorsque le film se cale définitivement sur la lassitude de ses acteurs. Ce n’est tout de même pas rien, cette scène où Lavant, pour son dernier rôle, avance les yeux brillants, évidé et fatigué. Là, le film trouve quelque part sa vitesse la plus convaincante, en faisant corps avec l’extrême lassitude de ses figures. C’est notamment l’objet de la séquence de la Samaritaine : les personnages marchent lentement, et s’ils se retrouvent vingt ans après leur dernière rencontre, ils n’ont en fin de compte rien à se dire. Mais avant ce dernier segment, le film cultive bel et bien le malentendu que je rappelais tout à l’heure, en cherchant l’émulation, l’effervescence : la marche frénétique de M. Merde, la parade de l’entracte, etc.
S.B. : Le film travaille aussi une forme de comique, bien qu’il me semble tomber un peu à plat. Même avec M. Merde, on est moins dans le burlesque que dans le grotesque. Et c’est d’ailleurs quelque chose sur quoi joue le film : le décalage entre la laideur et le Beau, et la façon dont ils communiquent (en particulier dans la scène avec Eva Mendes, où la saleté de Merde est « recyclée » par le photographe et par la mode). Cette manière de passer de l’extrême richesse (le banquier) à l’extrême pauvreté (la mendiante), de jouer sur le décalage entre des éléments opposés jusqu’à l’intérieur même des scènes, s’inscrit dans une logique romantique de l’alliance du grotesque et du sublime.
J.M. : Cette dualité est en effet au centre du film : le photographe qui répète « beautiful », puis « weird », bien entendu la séquence des sosies, ou encore cette femme au pied-bot. Le film, malade (mais d’une manière retorse : cette maladie est recherchée et travaillée par la mise en scène), tient sur deux jambes, dont l’une est boiteuse.
Corentin Lê : Sur la logique de décalage et l’alternance entre vie et mort, on peut penser à une scène où M. Merde traverse un cimetière que l’on retrouve plus loin dans le film, dans une tonalité bien plus inquiétante. Une caméra avance à l’intérieur du Père-Lachaise, la nuit, et l’image subit des effets de compression numérique programmés par Jacques Perconte : le mouvement vital s’inverse, comme l’exact envers de l’avancée de M. Merde. Pour revenir à ce que disait Josué à propos de l’ouverture du film, il me semble qu’elle en dit beaucoup sur cette idée d’impuissance, sur ce que peut ou ne peut pas Carax, mais aussi sur ce décalage entre vie et mort. Il commence son film en partant du principe que s’il est endormi, le cinéma l’est aussi. Les portes s’ouvrent à son arrivée, Carax vient se positionner à côté du projecteur, et le film démarre lors de son entrée en scène. Mais comme vous l’évoquez, il ne cessera par la suite de raconter l’impossibilité de véritablement relancer son art. Dans cette optique, l’ouverture du film montrerait davantage le retour d’un spectre qu’une résurrection. C’est comme si, dans sa profonde affliction, Carax était conscient de son incapacité à sortir cette salle de la torpeur…
J.M. : D’où le fait qu’il se réveille aussi près d’un aéroport, qui est un non-lieu, un espace où l’on ne réside pas, où l’on ne vit pas : c’est une zone. Tout comme le cinéma, limbes peuplés de fantômes.
Body Double
S.B. : Carax travaille effectivement beaucoup sur la fatigue et le délitement, notamment celui de la ville. Le film est une longue déambulation urbaine, et l’on traverse d’anciens faubourgs transformés en zones industrielles. La Samaritaine est elle-même l’incarnation d’une certaine grandeur entrée en décrépitude. C’est un lieu à l’abandon. Quand Oscar arrive en haut, sur la terrasse, il y a ce que je considère comme le plan le mieux composé du film. Les deux personnages regardent l’horizon depuis une balustrade. On aperçoit Notre-Dame, dont l’architecture redouble la position des deux corps. À côté d’eux se dresse une grande barre de métal, et non loin de là on entrevoit l’édifice central de Jussieu, la tour Zamansky, en décalage total avec ce qu’incarne la cathédrale. C’est l’idée, pour reprendre une formule fameuse de Baudelaire, que « la ville change plus vite que le cœur d’un mortel », qui est un adage très caraxien dans l’esprit. Boy Meets Girl commençait aussi le long des quais de Paris, et témoigne d’un même rapport à la ville. Il y a par ailleurs beaucoup de films de Carax que l’on retrouve dans Holy Motors. La scène de motion-capture rejoue par exemple la course de Denis Lavant dans Mauvais Sang.
J.M. : La scène rejoue aussi les chronophotographies d’Etienne-Jules Marey…
C.L. : Oui les premières images du film que l’on voit, avant même l’entrée en scène de Carax, sont une série de chronophotographies de Marey. C’est ce qui nous annonce qu’Holy Motors va être un film sur le cinéma, sur son histoire, sur sa mort et ses fantômes, avec Michel Piccoli et Edith Scob en revenants. Un horizon explicité à la toute fin, lorsque les limousines, une fois rentrées au garage, se mettent à parler. Les véhicules déplorent que leurs conducteurs ne désirent plus de « machines visibles », plus de « moteurs », plus d’« action ! », mais des caméras invisibles. Rappelons-le : Carax a été contraint de tourner le film en numérique pour des questions financières. Il méprise pourtant les caméras digitales, étant donné qu’elles reviennent selon lui à tourner sans « risque », à partir du moment où l’on peut supprimer les fichiers et recommencer la scène. Tous les moteurs ne sont décidément pas saints chez Carax. Dans un entretien donné à la sortie du film, il avançait ainsi que, désormais, « les films sont des calculs », et qu’avec le numérique « la notion de risque, d’expérience, disparaît ». Ce qui, soit dit en passant, me semble un peu antinomique avec le fait d’inviter Jacques Perconte à participer au film, qui donne bien la preuve que l’on peut encore expérimenter à l’époque du numérique. Carax est en fait convaincu que le numérique signe la mort du cinéma étant donné que les caméras n’ont plus de poids, et les images plus de substance tangible. Elles n’ont pour lui aucune valeur romantique : la pellicule serait au cinéma ce qu’est Notre-Dame à Paris, et le numérique serait cette tour de Jussieu, un édifice vitré et sans charme. Carax est comme hanté par la mort du cinéma, mais il faut, je pense, plutôt voir ça comme la mort de son cinéma. Holy Motors raconte aussi quelque part l’impossibilité – on en revient à l’impuissance – de refaire un film comme Les Amants du Pont-Neuf dans les années 2010.
J.M. : Il y a toujours eu ça chez Carax : un retour nostalgique au cinéma d’antan, en particulier le réalisme poétique des années 1930.
C.L. : Oui avec ce fondu à l’iris lorsque M. Merde sort des égouts ! Un effet qui renvoie à la loupe de Boudu sauvé des eaux, avec Denis Lavant en héritier de Michel Simon.
S.B. : Stéphane Delorme disait, dans Les Cahiers du Cinéma, que ce film devrait être un exemple pour les jeunes générations, parce qu’il renoue avec la tradition « poétique » du cinéma français, comme le réalisme poétique puis le cinéma de Cocteau, et parce que le film fait preuve, je cite, de ce qui manque au cinéma hexagonal contemporain : du « courage ». On est bien dans cette idée qu’il faut du « risque ».
J.M. : Je pense qu’il y a une forme de relative hypocrisie dans le film à vouloir jouer sur plusieurs tableaux, entre un constat de décrépitude, une revivification du cinéma, une satire du contemporain, etc. Cette dernière se fait d’ailleurs à gros traits, par exemple la scène de motion-capture où le personnage se rend au studio comme dans une usine.
C.L. : Carax compare ça à Charlie Chaplin dans Les Temps modernes.
J.M. : Il y a pourtant une intuition pertinente dans cette scène : on part de l’humain, de l’organique, pour arriver au numérique ; il n’y a pas à proprement parler d’opposition entre les deux, même si l’on devine rapidement le regard technophobe que Carax porte sur ce processus. Tout part d’un gag. Pour entrer dans la pièce, le personnage doit, avec une pince, tirer un poil de nez afin de déverrouiller l’accès : il faut sacrifier une part de soi-même. On sent que le numérique et les possibles de la performance capture l’intéressent, mais il en tire pourtant une allégorie un peu pataude sur la transformation du cinéma en usine (parallèle guère nouveau, qui concerne de manière générale le cinéma de studio, dont Carax n’est pas si éloigné), sur la perte de son âme et de son identité, etc. La séquence résume bien une tendance récurrente de Carax : cultiver l’idée d’une mort du cinéma, mais en cherchant, dans les ruines, des traces de vie. La scène d’entracte en témoigne aussi, sur un versant néanmoins formellement beaucoup plus pauvre : un plan-séquence sur Denis Lavant qui joue de l’accordéon, alors que le rejoignent des musiciens, puis un plan sur la troupe quittant l’église… Et c’est tout. On retient ici le « geste » (« l’audace » toute relative de ressusciter la forme de l’entracte, ou de s’accorder une pause musicale, parfaitement gratuite), mais pas la mise en scène, qui au fond importe peu ; le « geste » prévaut. Cette notion de « geste » est centrale dans Holy Motors. Dans une conversation où Michel Piccoli apparaît dans la limousine, le personnage qu’il incarne demande ce qui pousse Oscar à continuer à faire du cinéma. Celui-ci lui répond : « je continue comme j’ai commencé, pour la beauté du geste. » Le film dresse alors son autoportrait : un « geste » qui va tout embrasser, mais de manière assez désinvolte, puisque, de toute façon, plus personne ne regarde. En témoigne notamment le segment inspiré, a minima (c’est le cas de le dire), du polar hong-kongais. Il y a deux personnages asiatiques, une prostituée dans un hangar, et le tour est joué. L’idée suffit. Le cinéma de Carax produit d’ailleurs moins des plans qu’il ne procède d’une volonté de « faire image », par exemple le corps de Denis Lavant que l’on va dédoubler…
S.B. : Un double qui finit même potentiellement par tuer l’original. À la fin de la scène que tu viens de décrire, on ne sait pas qui d’Oscar ou de son double survit. C’est un peu le William Wilson de Poe.
J.M. : Je pense aussi à la scène où apparaît Jean, le personnage de Kylie Minogue. Plutôt que de passer par un champ-contrechamp, elle apparaît dans un plan où la fenêtre de sa propre limousine la coupe en deux, et sur laquelle Oscar se reflète. Bref, il y a une forme de gémellité. Même chose pour le mannequin interprété par Eva Mendes, qui porte une perruque, au grand étonnement de M. Merde.
C.L. : C’est l’idée du masque, du double, du simulacre, en quelque sorte la grande question de l’acteur.
J.M. : Oui tous les personnages sont des doubles potentiels d’Oscar. Oscar se tient lui-même entre deux pôles. Il faut le rappeler, bien que ce soit évident : Oscar est un nom composé à partir de la fin de « Leos » et du début de « Carax ».
Carax vs. le monde
C.L. : Pour en revenir au « geste », ce qui prévaut se joue en effet moins dans le cinéma lui-même que dans ce que le cinéma peut encore incarner par rapport à un monde qui se délite autour de lui. Le cinéma serait, selon Carax, une poche de résistance face à la déliquescence du monde. Et il y a ce « détail » tout de même paradoxal dans la position que revendique le cinéaste : ses films coûtent particulièrement cher. Carax est un flambeur, il dépense énormément. Son « geste de résistance » se fait à l’encontre d’une conception industrielle du cinéma, alors que son œuvre a elle-même besoin de financements très importants. S’il déplore qu’il ne peut plus tourner, c’est parce que ses films, qui revendiquent une forme de cinéma d’auteur flamboyant, ne peuvent exister sans le soutien de l’industrie, dont il a perdu la confiance depuis Les Amants du Pont-Neuf.
J.M. : C’est juste. Le film n’échappe pas non plus à une forme de contradiction sur le plan politique. Carax essaie, par endroits, de caricaturer un monde néolibéral : je pense au banquier qui tient des propos volontairement stéréotypés (« Six points six par sept-deux-deux. Indexés, indexés […], oui, à ce soir au Fouquet’s »), mais aussi à ce plan très étrange, que l’on croirait sorti d’un film de Terry Gilliam, lorsque M. Merde traverse les égouts pour arriver au Père-Lachaise, où des individus, visiblement rejetés par la société, défilent avec des chariots de supermarché. On pourrait aussi ajouter le rôle de la mendiante. Or, dans le même temps, il me semble que Carax ne cesse de dévitaliser le monde et de le vider de sa substance : quand il filme un studio de cinéma comme une usine, il s’agit d’une usine où il n’y a personne, ou presque. Holy Motors regorge de lieux vidés : église, hangars, cimetières, parkings, La Samaritaine, etc. Des décors qui sont des non-lieux, hors du temps et du réel, que Carax va pouvoir remplir de son imaginaire. Ce versant « politique » est somme toute un vernis.
C.L. : Il cultive aussi le cliché de l’artiste romantique, qui quelque part se nourrit de la négativité autour de lui… C’est son côté baudelairien.
J.M. : D’où que le cinéma soit aussi pour lui une malédiction qu’il faut porter, encore une fois « pour la beauté du geste », quelque chose de fondamentalement vampirique. On en revient à cette question du double : le cinéma serait une machine à aspirer les âmes. Bref, cette idée de la malédiction nourrit aussi une forme de mythologie.
S.B. : Ça suppose d’en passer par la « persona » Carax. J’ai l’impression qu’il y a toujours ce filtre entre le film et sa réception.
J.M. : Forcément, parce qu’il se met en scène, et que le personnage lui-même porte son nom. C’est impossible de passer outre.
C.L. : Quand les limousines parlent, ce sont ses propos, il ne le cache pas. Ce qui est un peu problématique, à mon sens, c’est qu’il tient une posture de marginal, alors qu’il est au centre d’un jeu qui est ce cinéma d’auteur ambitieux, dont il serait le sauveur. La présentation d’Annette en ouverture du prochain Festival de Cannes en témoigne.
J.M. : Cela dit, bien qu’il cultive une image d’artiste maudit, on ne peut pas considérer que Carax, au regard de sa carrière, se situe pleinement au centre. Il a fait débat, ses films n’ont pas toujours bien marché.
S.B. : En tout cas on comprend par là pourquoi il y a ce lien qui a été fait avec Godard : le côté sépulcral et « mort du cinéma »… La scène de la Samaritaine est un peu exemplaire de ce point de vue là. On a l’impression que le film arrive vingt ans après une séparation (celles des Amants du Pont Neuf). On a une séquence de retrouvaille dans un lieu qui s’est transformé complètement, puis le personnage se suicide…
C.L. : Sauf que lorsque Godard annonce que « le cinéma est mort », il va vraiment voir ailleurs. Chez Carax, il y a comme une impuissance à faire autrement qu’un certain cinéma, qui serait mort (celui qu’il faisait dans les années 1980 – 90). Il ne peut plus le faire et témoigne de cette impuissance. Quand Godard dit que le cinéma est mort, il sort de la salle. Il s’en va redéfinir son cinéma et le cinéma tout entier avec lui. Ce n’est pas du tout la même démarche.
Un legs en question
J.M. : Pour finir, on pourrait se demander quels sont les films des années 2010 qui se sont inscrits dans ce sillage du « film-geste », où en fin de compte le détail des plans et du montage importe moins que la structure générale. J’en identifie un, assez évident : Les Mille et Une Nuits de Miguel Gomes, qui a ce côté là aussi volontairement éclaté. Chaque histoire va permettre d’expérimenter, mais ce qui prime reste le geste même du feuilletage. J’aurais d’ailleurs à peu près les mêmes reproches à adresser aux deux films, au-delà de l’écart entre la somme et le détail : si Les Mille et Une Nuits a la volonté de raconter la crise économique du Portugal, sa poésie s’exprime surtout dans des non-lieux, des zones un peu intermédiaires… Par ailleurs, Gomes se met lui aussi en scène en tant que réalisateur pour « présenter son film » (le gag de la fuite). Il y a une filiation possible, que l’on retrouve aussi dans La Flor de Mariano Llinás, amoncellement d’histoires dont le réalisateur lui-même nous présente, là encore au début du film, l’arborescence. On pourrait en quelque sorte voir dans Holy Motors le point de départ de fictions modernes qui voudraient remettre sur le métier cette vieille question du récit. Que fait-on de cette machine à histoires qu’est le cinéma ? On acte d’abord qu’elle est souffrante, à l’agonie. Alors on embrasse cette déliquescence pour réaliser de fausses séries B, de petits films merveilleux avec des trucages artisanaux, plus ou moins convaincants, qui tablent justement sur une poétique de l’irrégularité – comme dans Holy Motors, certains segments sont plus réussis que d’autres. Enfin, on pourrait aussi évoquer le cas de Bertrand Bonello. Lui aussi porte en entretien une attention particulière au « geste », et il y a au moins un de ses films où je décèle une influence directe de Holy Motors : Nocturama. Là encore, un film qui voudrait parler du monde contemporain, mais aussi d’un passé révolu (le terrorisme anarchiste), pour en fin de compte se confiner dans un non-lieu : La Samaritaine, à nouveau.
C.L. : Pour les défendre en partie : il y a quand même peu de films dans les années 2000 – 2010 qui ont eu pour ambition de filmer Paris comme un entre-deux, comme une ville traversée par des éléments du présent et en même temps chargée d’histoire, une sorte de ville-musée qui nous renvoie toujours à son propre passé. C’est intéressant de passer ainsi de la périphérie au centre, et de montrer que lorsqu’on se rapproche de Paris, il y a automatiquement des fantômes qui reviennent. C’est d’autant plus clair qu’Oscar habite dans une espèce de banlieue pavillonnaire un peu isolée…
J.M. : … qui fait penser à Tati, d’une certaine manière.
C.L. : Oui, ça renvoie à ce cinéma de la périphérie des années 1950. Et en même temps je pense encore à Boudu sauvé des eaux et aux films parisiens des années 1930, qui sont vraiment filmés au cœur de la ville. Je trouve l’idée de faire un film avec une voiture traversant une ville temporellement hybride intéressante à cet égard.
J.M. : La temporalité du film est d’ailleurs assez étrange : alors que le début du récit est encadré par de vagues repères chronologiques (l’heure de prendre le déjeuner, l’indication d’un retard, etc.), on passe très vite à la nuit. Le film bascule alors dans une forme de dilatation, où la nuit paraît beaucoup plus longue que le jour. D’où que les lignes du récit convergent vers une forme d’épuisement. La lassitude du film est alors synchronisée avec la fatigue des personnages. À ce moment-là, on dépasse peut-être l’horizon du « le cinéma est mort, mais pour la beauté du geste, on va continuer à gesticuler ».
S.B. : À la fin, Oscar se recroqueville à l’état de singe, et là le film n’est plus dans l’horizon de la mort à proprement parler, mais dans celui d’un retour, d’une renaissance.
C.L. : C’est en quelque sorte aussi une régression…
J.M. : Et puis il est dans une prison… Il reste derrière la fenêtre.
S.B. : Il y a en tout cas une forme de suspension du sens à ce moment-là.
J.M. : On peut dire qu’il y a une suspension du sens, mais qui précède une scène pour le coup littérale, avec le gag des limousines. On passe d’une caractéristique du cinéma moderne, la suspension du sens, par un trop-plein de signification, à…
C.L. : … une forme de complainte hantée par le passé. En dépit des contours « modernes » de son cinéma, Carax resterait toujours ouvertement passéiste.
S.B. : Disons que c’est le paradoxe de l’anti-moderne : être un moderne malgré soi, résister à la modernité tout en demeurant un moderne, à son corps défendant.