Entre quelques bons films, les mauvais, les déceptions et ceux laissant totalement indifférents, cette Sélection Officielle a failli nous avoir à l’usure. Un cinéaste rare, un casting improbable (Denis Lavant, Eva Mendes, Édith Scob, Kylie Minogue, Michel Piccoli), un titre intriguant : 1h55 plus tard, l’affaire est pliée, l’édition 2012 a dévoilé sa grande œuvre, on pourrait presque repartir par le premier train. Holy Motors procure tout simplement l’émerveillement du jamais vu : évidence de la grandeur et sensation d’une première fois. Ceci à l’image de la première « écriture du mouvement » : les séquences d’Étienne-Jules Marey, motif récurrent qui habite véritablement le film ; la première et la dernière image du film sont de ces plans – muets – tournés au fameux fusil chronophotographique.
On pourrait commencer de là : le primitif et le contemporain, perpétuel dialogue au sein d’un film où cohabite un homme des cavernes (le personnage du court-métrage Merde !), une extraordinaire (superlatif non galvaudé, et même faible) séquence autour de la motion capture, les ruines du matériel du 7e art qui gisent dans une fantomatique Samaritaine, le panoptisme visuel – par exemple les écrans dans l’écran dans les écrans à l’intérieur de la limousine. Et au milieu de cet entrelacs d’images et d’états du cinéma, se trouve Carax, et nous, plongés dedans. Le cinéaste ne fait pas qu’ouvrir la porte du film lors du prologue, il s’ouvre la tête et déploie un imaginaire prodigieux donnant accès à ce jamais vu : des visions, des récits, une visite de la maison cinéma – dont le sien. Quelque chose pendait au nez du film : le foutoir, le bordel, l’anarchie. Ces données sont présentes et inhérentes à Leos Carax, mais s’il les inscrit bien dans son film, celui-ci est d’une rigueur absolue, jamais prise en défaut. Il y a quelque chose de l’ordre du don – donner à voir, à penser, à entendre – ici : « la beauté est dans l’œil de celui qui regarde » entend-on. Difficile de se sentir plus respecté en tant que spectateur.
Holy Motors est une histoire bête comme tout. Au petit matin, Monsieur Oscar (Denis Lavant) part au boulot, avec un agenda semble-t-il bien rempli, que son assistante (Edith Scob) lui décline. On l’imagine bien trader ou quelque chose comme ça, calé au fond de sa limousine, pendu au téléphone. Mais voilà, Monsieur Oscar est acteur, et l’on découvre que cette limousine est sa loge, de laquelle il ressort ensuite en vieille mendiante, et neuf autres (ré)incarnations successives. Condition des acteurs et des personnages, on a beaucoup tourné autour de cette question pendant le festival, de façon funèbre et assez empesée chez Resnais, aussi dans l’excellent Hong Sang-soo. Mais la grandeur du geste de Carax place la méditation bien des crans au-dessus grâce à une incomparable inspiration, une créativité de tous les instants pour saisir cette marche mélancolique nouant la naissance, la vie et la mort du personnage, ou plutôt sa disparition sous/derrière un autre. Puis, le cinéaste peut compter sur son alter ego, Denis Lavant. Les mots manquent pour qualifier une prestation proprement hallucinante. Si l’on ne découvre pas son génie corporel, il le porte ici à des niveaux insoupçonnés.
Par le prisme de la condition de l’acteur, la déambulation s’intéresse plus généralement à la difficulté d’être. L’un des personnages au menu du jour (un père de famille, français moyen qui roule en Peugeot 205) prononce ces mots sans appel à son adolescente de fille : « Ta punition, c’est d’être toi et de devoir vivre avec ça. » Mais pour qu’il y ait difficulté d’être, il faut un monde à habiter. Or, par son passionnant questionnement du statut des images, Holy Motors porte sur la dématérialisation du monde, ce dernier rendu à un état de virtualité absolue. Si au début était le verbe, au bout du chemin, la parole n’appartient plus aux humains. Restent les histoires, et le cinéma, et Holy Motors de Leos Carax ; ce n’est pas rien.