Ne cherchez pas, il n’y a rien pour plaire dans le Casanova de Fellini. Il cherche à vous dégoûter, vous abrutir d’images écœurantes, de sons entêtants, il veut de l’absurde, de la frivolité, Casanova ne l’intéresse pas, il n’est qu’un prétexte, un jouet entre ses mains, un pantin qu’il hait tant qu’il décide de briser l’image mythique du séducteur, pour qu’à la fin, vous soyez las de ce monde ancien.
Dans le Casanova de Fellini, vous verrez presque tous les fantasmes du réalisateur, et la liste est longue : des femmes opulentes, maquillées à outrance, souvent cruches, avec un rire strident, de jeunes idiotes, de vieilles commères désespérées, des sado-masochistes, des perverses, des bonnes sœurs frivoles, une géante, des sorcières, toutes sont légères, creuses, sans âme et hors normes. En homme, vous verrez la même chose, des voyeurs, des assoiffés de sexe, des masses corpulentes, des gros, des maigres, des nains, des jeunes, des vieux, enfin, de tout pour faire un monde de dépravés, d’épaves à la recherche de l’amour et de l’éternité.
Nous sommes bien loin des mémoires de Casanova. D’ailleurs ce grand menteur de Fellini s’amusait à raconter qu’il « avait lu Casanova avec une grande défiance, et une rage croissante, en arrachant des pages : chaque fois qu’[il] avait fini une page, [il] ne la tournait pas, [il] la déchirait ». Les producteurs se frottaient les mains à l’idée de cette adaptation par Fellini. Ils pensaient à Marlon Brandon, des acteurs beaux comme des dieux. Ils y voyaient du sexe, des femmes alléchantes, des scènes scandaleuses. Ils ont eu le contraire. Trois se sont succédé, un a eu le courage de rester. Un an de tournage à Cinecittà, pour un résultat incroyable : 600 figurants dans la première scène, Donald Sutherland a changé 44 fois de costume, 10 fois de perruque, 300 fois de nez et menton, avec 126 maquillages. Sans parler du temps que Fellini a pris pour le trouver, son Casanova ! Si le célèbre séducteur cultive l’art du paraitre, alors Fellini déguise Donald Sutherland qui, entre ses mains, devient une cire vivante avec un crâne haut, rasé, luisant. Toujours bien vêtu, élégant, bel homme, il traîne avec les grands de ce monde où il sait que l’habit fait le moine. D’ailleurs, le vêtement est la seule chose qu’il possède (avec sa culture). Cette société déshumanisée avance masquée. Un carnaval ouvre même le film. Tout y est exagéré, irréel, tel le pont de Rialto près de la tour de San Marco. Les personnages sont surréalistes, plombés de maquillage, les gardiens qui enferment Casanova sont des pitres, le pape, une vieille dame gâteuse, le médecin a une voix de petite fille. Tous les personnages sont ridicules et ridiculisés.
Qui ne connaît pas Fellini découvre dans son Casanova tout son univers fantasmagorique, qu’il puise dans les visages, source de son imaginaire. Des visages grossiers et laids, aimant grimacer, s’enlaidir, à l’image de la société qu’ils représentent, comparable au cinéma expressionniste. Un lieu, dans ce film, symbolise autant le monde de Casanova que celui de Fellini : la baleine, un angoissant Luna Park. Casanova y entre comme Pinocchio le fit. Pas innocent cette référence, Fellini rêvait de l’adapter. Casanova y rejoint celle qui l’a sauvé du suicide (alors que dans ses mémoires c’est un homme), la géante, Sandy Allen (2m40, 210 kilos). On y trouve des dessins de Roland Topor, des images féminines monstrueuses, des clowns, des pantonymes, des joueurs de trompettes, des balançoires, des effets d’ombres et lumières avec une laterna magica qui anime des dessins de femmes difformes, diaboliques, pourvues d’attributs sexuels monstrueux. Encore moins étonnant quand on devine que « La Grande Mouna » signifie en dialecte vénitien « vagin »…
Fellini veut un Casanova idéaliste, poète déchu, mal aimé, à qui la vieillesse signera sa ruine morale et financière. Il retrace sa fausse ascension et sa vraie déchéance. Il finit sa vie, sans un sou, sans femmes, renié par la société, celle qui soi disant l’admirait se moque désormais de son dandysme, de ses poèmes, de son pédantisme, de ses manies démodées, de ses cheveux grisonnants autant que son accoutrement, de cet homme pitoyable qui cherche à rester jeune alors que le temps joue contre lui. Il y a non seulement un décalage avec les mémoires mais aussi avec la voix off. Comme une schizophrénie dont nous sommes les témoins. Casanova vante ses exploits, ce monde formidable dans lequel il évolue, à cela vient s’opposer les images, une autre réalité, grotesque, en complète contradiction avec les pensées du héros, d’où cette ambiguïté permanente. Pour comprendre le Casanova de Fellini, il faut se plonger dans les mémoires de l’écrivain. Quand Giacoma Casanova les écrit, il a perdu toute sa jeunesse, sa fougue, ses maîtresses, l’honneur, c’est un homme vieux, malade, menant une vie précaire comme bibliothécaire en exil.
« Histoire de ma vie », son autobiographie, est rédigée en très peu de temps comparée à son ampleur. Un roman (?) véritable témoignage, écrit par un homme, lu par des hommes car adapté aussi par eux. Rien qu’au cinéma, le séducteur a souvent été filmé par des réalisateurs italiens : Comencini, Monicelli, Scola, puis autres, Volkoff, Buñuel, Sternberg. Partant de ce constat, nous pourrions dire alors que les mémoires, appliquées au cinéma, sont des films compris par ceux là même qui les font : les hommes. Pourtant Casanova parle des femmes, cherche à leur plaire, les aime à tel point qu’il veut pour elles, le meilleur. Toujours à les satisfaire, les habiller, les parfumer, les magnifier. Ils les adorent, toutes catégories confondues, et les accumulent. Alors, soit on l’aime soit on le déteste. Soit l’on admire ses prouesses, soit, on les considère inutiles, vaines et sans intérêts. Et c’est le cas de Fellini. Pour lui, Casanova n’est pas un mythe, mais « du sperme froid ». Fellini retrace son parcours à partir d’un moment clé, son évasion de la prison des Plombs. Une réussite, la seule, hormis sans doute ses mémoires. Et puis vient ses multiples rencontres, M.M. (la fausse religieuse), la jeune évanescente, la Charpillon, la marquise d’Urfé, Henriette, la femme garçon (son vrai grand amour), les sorcières de Bâle, la géante, le pantin et sa mère. Certaines le sauvent, le soignent, mais aucune ne l’aiment. Elles adorent ses performances sexuelles, mais non l’homme. Sans doute parce que dès l’incipit, Vénus, déesse de l’amour et de Venise, meurt à peine née. La statue sort de la lagune, en gros plan, quand ses fils lâchent, Vénus s’écroule dans la lagune et Casanova apparaît. Fellini place le début de ce film sous le signe de l’échec. L’amour n’est pas pour Casanova, ni pour les Vénitiens, ce sera l’objet d’une quête vaine.
Si l’on perd pied dans le Casanova de Fellini, c’est qu’il n’y a aucun repère spatio-temporel. Aucun moyen de savoir où nous sommes, les seules indications de lieux sont transmises par la voix off. Mais Venise ne ressemble pas à Venise. Aucune description du paysage, de la beauté architecturale (idem dans les mémoires), que Fellini souligne ainsi : « Dans les mémoires, il n’y a rien, on ne se rappelle de rien, rien que de la poussière qui nous tombe dessus. Il n’y a pas la nature, les animaux, les enfants, les arbres, un adjectif, la description d’un moment de la journée. » Les espaces dans ce film sont donc clos, pas de lumière ni de ciel lumineux.
Fellini veut dresser un « portrait funèbre d’un jouisseur immature qui associe sexe et mécanique, préfiguration du Katzone de La Città delle Donne, avec son phallus à pile frénétique et son juke-box à orgasmes ». Qu’il est risible de voir Casanova sortir son oiseau mécanique avant d’accomplir sa performance sexuelle. Cet uccello, qui en langage familier symbolise le sexe masculin, trouve son explication dans des théories freudiennes : le rêve de l’oiseau (Leonardo et celui du vautour) est celui de l’accomplissement sexuel. Et quel accomplissement pour Casanova ! L’oiseau enclenché, le mécanisme commence accompagnée de l’inoubliable et redondante musique de Nino Rota. L’orgasme de Casonova est systématique. Nous le voyons lors de l’extase, dans un mouvement de va et vient, la caméra se glisse dans la peau d’une femme pour l’observer d’en bas. Simple performance physique, le sexe se confond avec des positions de gymnastes, accompagné de sueurs au visage, de crispations quand vient l’orgasme, de maquillage (fameux masque) dégoulinant, de cheveux en pagaille. L’acte sexuel devient une fantaisie voire un spectacle, où les spectateurs restent les bienvenue.
Fellini tue le mythe. Ce Casanova n’est pas un surhomme, mais un homme fragile. Quand il danse avec une femme-robot ou lui joue sa parade nuptiale, que de tristesse et de mélancolie. Sa recherche d’un lien maternel perdue le condamne selon Fellini à courir après l’amour, en vain. Il vit dans uns société grotesque, collectionne les femmes inaccessibles, tombe malade après chaque histoire de cœur et pleure, misère de sa condition. Quelle sensible description d’une longue descente aux enfers que Fellini nous expose, un homme en dérive, en plein naufrage sur une lagune plastifiée, Ô combien effrayante et théâtrale, il virevolte sur une eau gelée, blanche, morte, amoureux d’un pantin, d’une vie dont il ne reste que des rêves. Sans doute, « Casanova est un Pinocchio qui ne devient jamais un homme ». Et même si Fellini, ce vitellone, raconte qu’il a choisi ce sujet pour des raisons pécuniaires, rien n’effacera ce terrible aveu à Simenon : « Inconsciemment peut-être, j’ai mis dans ce film toutes mes angoisses, cette peur que je me sens incapable d’affronter. »