Adaptation du roman éponyme de François Emmanuel, publié en 2000, La Question humaine s’inscrit dans la suite logique des deux précédents films de ses auteurs – Elisabeth Perceval au scénario et Nicolas Klotz à la réalisation – , Paria en 2001 et La Blessure en 2005. Violente remise en question du monde de l’entreprise, le film propose aussi une plongée vertigineuse au cœur d’une subjectivité qui, en acceptant l’angoisse – au risque de la folie – ébauche le premier pas vers une prise de conscience.
Les nombres que l’on voit se succéder sur l’écran, en toile de fond du générique, donnent le ton. Il y a là comme un mécanisme implacable, et trop parfait pour ne pas être voué au dérèglement. La régularité minutieuse du défilement contient en germe ses propres failles ; les chiffres sont comme délavés, promis à l’effritement. Le dérèglement viendra, peut-être, de l’intrusion de l’humain dans un monde sordide où tout semble voué au calcul, à l’indifférence, à la froideur. Où les hommes sont réduits à des numéros. Où la notion d’individu s’estompe, s’égare. Il viendra de l’intrusion de cette question humaine qui est et demeure une question, une vraie question, qui n’a pas de réponse, et que le film ne cherche aucunement à résoudre.
Simon (Mathieu Amalric) travaille comme psychologue dans le département des ressources humaines d’un grand complexe pétrochimique, d’origine allemande. Bon soldat et technicien efficace, il exécute des tâches multiples. Affiner les critères de sélection qui pousseront à licencier tel homme, et à garder tel autre, par exemple. Animer des séminaires destinés à rendre les cadres plus compétitifs en les poussant à « dépasser leurs limites personnelles ». Un jour, son supérieur (Jean-Pierre Kalfon) le charge d’enquêter sur la santé mentale d’un des dirigeants de l’usine, Mathias Jüst (Michael Lonsdale). Une investigation qui le plonge dans un trouble aussi profond qu’insoluble. Une expérience du doute, de l’égarement, de l’Histoire, aussi. Une prise de conscience, peut-être.
On parle beaucoup du monde de l’entreprise, dans La Question humaine. De ces corps engoncés dans des costumes-cravates uniformisés, ces corps minutés avec une précision glaçante. On parle aussi beaucoup d’un passé peu glorieux, d’un XXe siècle aux mains sales, et d’un présent qui porte encore en lui les traces de l’ère des masses aveugles et des idéologies de la conquête. Pourtant, à aucun moment le film ne formule une quelconque thèse ; il ne s’agit nullement de livrer un message, encore moins une morale. Il s’agit bien plus de faire résonner des échos, de confronter les époques et, avec elles, les angoisses et les hantises qui ne connaissent de frontières ni temporelles, ni géographiques. De faire vibrer une subjectivité, aussi. À travers celle de Simon, c’est tout un pan de l’âme humaine qui se soulève et s’expose – un pan peu flatteur mais terriblement crédible, tant il donne une image familière de la schizophrénie quotidienne. Les forces conflictuelles qui animent Simon, entre l’ordre travailleur et le déchaînement nocturne, entre la raideur du soldat et le doute de l’homme, sont d’une vraisemblance extrêmement dérangeante. Il y a quelque chose d’universel dans cette folie ordinaire à laquelle la composition remarquable de Mathieu Amalric confère un impact saisissant. S’il est double (ce que l’affiche suggère clairement), s’il passe brutalement de la discipline impitoyable à l’hallucination, et de l’entreprise à la rave-party, ce n’est qu’en accord avec un monde qui circonscrit les pulsions en même temps qu’il divise les vies.
Le glissement progressif vers le doute, la remise en question, et l’angoisse (dans ce qu’elle peut comporter de salutaire), est magistralement orchestré. Les premières scènes fonctionnent en simple champs-contre champs. Et progressivement, l’image se fait plus complexe, et plus ambiguë ; les plans fixes s’entrecoupent de plans tournés caméra à l’épaule, le hors-champ est exploité avec une aisance croissante. Les récits s’imbriquent et se répondent (la voix-off de Simon fait écho aux récits ou confessions des personnages qu’il écoute) ; les musiques s’enchevêtrent, Schubert côtoie Ian Curtis. L’audace s’insinue imperceptiblement : une scène de flamenco, d’une durée de 8 minutes, parvient à s’insérer avec une fluidité et une évidence admirables, et à nous faire entendre des paroles terrifiantes : « À quoi sert d’avoir une âme ? » Ce qui n’était que totalité uniforme et incompressible se fragmente peu à peu, au fur et à mesure que l’individu semble reprendre ses droits sur la masse, fût-ce au prix de la folie : le plan isole la main qui lit une lettre ou qui tient un magnétophone, le pied qui s’impatiente devant la mort qu’il a choisie, la nuque qu’on voudrait mordre et qui canalise des pulsions érotiques proscrites.
Ce dérèglement patient de l’univers de la conformité, servi par une esthétique du dérangement discret, trouve son apothéose dans le recoupement des nappes temporelles. Le film frôle mais évite de justesse l’assimilation directe du monde impitoyable de l’entreprise à la Shoah. À cette voie trop morale, ou moralisatrice, il préfère heureusement un système d’échos qui abolit les frontières, et rappelle que l’Histoire n’est jamais loin. Une voie proprement cinématographique, donc, qui s’appuie sur une construction toute en résonances, jamais en linéarité. « L’ordre des événements est complexe et n’épouse pas forcément la chronologie des faits », avait prévenu l’un des protagonistes. La mémoire collective vibre au sein de la subjectivité qui la recueille, la livre, et lui donne par conséquent une tonalité éminemment personnelle, sensible – physique, aussi.
Le corps est admirablement mis en valeur ; le corporel et le langagier se combattent et se complètent, ébauchant une réflexion passionnante sur le mouvement et la parole – tous deux risquant à tout moment de sombrer dans la mécanisation, la réification. L’enquête de Simon est d’abord une expérience, faite de sensations et de perceptions exacerbées. Un cheminement initiatique, peut-être ; la découverte de la possible transformation d’une masse en une communauté d’individus (les dernières images sont, à ce titre, sublimes). La reconquête de l’humanité passe par la nudité, et le contact. Aux nombreuses images de cadres en costume s’oppose le plan de Simon nu, pleurant comme un enfant. Magnifique plan, dans lequel s’exprime en filigrane la douloureuse nostalgie d’une innocence primaire. S’il y a un espoir, il passe par les enfants ; présents uniquement dans les discours, ils véhiculent une forme de pureté lointaine, mais dont le souvenir est encore vif. Les derniers vestiges d’une innocence qui, seule, permettrait d’inventer un nouveau langage. De contrer la langue « morte, neutre, envahie de mots techniques » dénoncée au cours d’un final saisissant. De faire triompher l’imprévu sur le systématique, la création sur l’efficacité. Ce que La Question humaine fait admirablement.