Ayant écopé de cinq ans d’interdiction pour avoir présenté, sans visa du comité de censure chinoise, Une jeunesse chinoise en Europe, Lou Ye revient officiellement en Chine avec Mystery. Pas sûr que ce nouveau projet lui permette de rentrer en grâce auprès de l’Anastasie chinoise. Pour le réalisateur, si la société chinoise est une société du mystère, c’est aussi et surtout parce que c’est une société du mensonge atavique : pour soutenir ce constat, Lou Ye avance masqué, labyrinthique. Et c’est tant mieux.
C’est d’autant plus troublant que le mystère du titre se rattache dès les premières images à un whodunit traditionnel. Une jeune fille, la tête ensanglantée, est renversée par une voiture : les passagers, fils de bourgeois aisés, reniflent l’arnaque à l’assurance, mais le mystère demeure – pourquoi est-elle déjà blessée à la tête, avant même l’accident ? Qui, des multiples personnages gravitant autour d’elle et qui vont nous être présentés, est responsable ? Une épouse, une mère, un flic, un jeune homme, un homme d’affaires…
Fonctionnant sur le mode du film choral, Lou Ye présuppose les liens entre les individus, joue à les révéler au fil du récit. Chaque séquence précise un portrait, et révèle également la part de mensonge qui entoure le personnage – sans que, de prime abord, le rapport avec la séquence introductive ne soit clair. Pourtant, chacun s’y rattache plus ou moins, et toujours par le non-dit, le silence, l’omission coupable. Ténu, caché, le lien est aussi le prétexte qui permet à Lou Ye de mettre en scène une véritable lutte des classes entre bourgeois nouveaux riches, flics potentiellement corrompus, gens d’affaire et prolétaires dans la ville de Wuhan – ville centrale de l’Empire du Milieu, et agrégat récents de trois villes mitoyennes aux origines sociales bien distinctes.
Dans Rashômon, Kurosawa offre à chacun de parler pour offrir une vision précise et assumée du réel. Mystery offre l’opportunité à chacun de rajouter sa couche de mensonge, de non-dit à une vérité cachée que nul ne veut dévoiler. Le silence et le doute forment une chape tout autour de l’argument qu’on nous a présenté comme central : tout se construit autour de cette idée qui nous échappe de plus en plus. Lou Ye adapte sa mise en scène, privilégiant une caméra portée, donnant volontiers dans le flou, le cadrage débullé, le tout sous une pluie torrentielle et omniprésente qui achève de brouiller notre vision. Le montage navigue d’une temporalité à l’autre, du passé au futur : Lou Ye construit un tapis de patchwork qui attend de nous révéler l’image cachée.
Forcément, avec cette propension atavique au mensonge, à la dissimulation, la révélation ne peut venir de personne en particulier. Offerte ex nihilo, la solution de l’énigme révèle une présence patente du réalisateur comme raconteur d’histoire, comme narrateur choisissant délibérément de retravailler le réel. Le cinéaste se pose d’ailleurs en libérateur : s’il n’avait pas été là, l’écheveau de mensonges serait resté sans fin. La révélation, pour autant, n’est pas le point final du récit. Celui-ci va continuer, se dirigeant vers l’inévitable question : pourquoi tout cela ? Mais la raison en est devenue aussi nébuleuse que le récit lui-même, et nul, pas même les protagonistes, ne peuvent à présent percevoir les raisons qui ont présidé à leurs actes. Quant à se souvenir si tout cela en valait vraiment la peine…
Du traitement frontal, largement axé sur le pathos et le mélodrame d’Une jeunesse chinoise, ne reste aujourd’hui que peu de chose. Retenu, subtil, labyrinthique, Lou Ye transcende à la fois son propos primaire – qui a tué ? – et son propos secondaire – montrer une société sous l’emprise du mensonge. Puzzle narratif et sensitif excitant, Mystery apparaît comme une évolution intéressante et exigeante du cinéaste de Suzhou River, doublée d’une tentative subtile de contournement de la censure étatique.