Réalisateur sulfureux en Chine (Une jeunesse chinoise lui a valu une interdiction de tourner pendant cinq ans, qu’il a bravée en réalisant Nuits d’ivresse printanière), Lou Ye entend bien le rester avec cette production et ce tournage français évoquant une passion aussi torride que chaotique. Mais, malgré quelques bonnes idées, le cinéaste se révèle trop redondant et simpliste dans le traitement de ses thèmes liés à la libération de l’individu par le sexe.
Pas facile d’être une Chinoise débarquant en France, surtout quand on se fait larguer sans ménagement devant les escalators du Forum des Halles – au moins le Pont Neuf, c’est plus classe. Gros coup derrière la tête, suivi d’un autre ; alors que Hua erre dans Paris, une longue barre métallique tubulaire lui sonne le coin du crâne. Maladroit manutentionnaire, Mathieu (Tahar Rahim) se révèle attentionné, et bigrement attiré. Échange de numéro, petit resto, la partie de drague sans fard du jeune homme vire au premier baiser, difficilement arraché, puis à l’accouplement brutal mais orgasmique dans un sombre recoin. Matthieu est un écervelé sanguin doublé d’une petite frappe alors que Hua fréquente des lettrés raffinés : altérité. Mais au lit – espace égalitariste ? –, ça roule, Lou Ye ne se prive pas de nous le montrer. De virages en rebondissements, Love and Bruises déroule son programme – on s’aime, mais qu’est-ce qu’on souffre ! on souffre, mais qu’est-ce qu’on s’aime ! – et bien des maux pèsent sur lui. Parmi lesquels une écriture peu affirmée et des dialogues raplapla ; reconnaissons que c’est un peu facile, mais il est difficile de résister à la citation de ces mots prononcés au deux tiers du film : « On ne peut pas s’entendre, puis on est trop différents. » Lou Ye fricoterait-il avec Mia Hansen-Løve ? On pourra toujours rétorquer : mise en scène vibrante, caméra sensible et mouvante à l’affût de l’état intérieur des protagonistes, dans le mouvement des corps, etc. Sauf qu’un geste estampillé auteur ne transforme pas son énonciateur en un regard. Pour l’occasion, la complexité de ce dernier est l’exact opposé de celle du désir et du sentiment amoureux.
Lou Ye exprime pourtant quelques idées pertinentes, bien que maladroitement mises en scène, notamment un parallèle entre les laissés-pour-compte français (Mathieu, ouvrier précaire vivant dans une cité) et une jeunesse chinoise (Hua), confinée dans un système conservateur et liberticide mettant à mal le corps et l’esprit. Pour le réalisateur, le nouveau prolétariat hexagonal semble bel et bien incarné par nos banlieusards délaissés (les jeunes de banlieues, si l’on veut caricaturer), cloitrés dans les marges de notre société. Bien que citoyens d’un État démocratique, ils demeurent dans la même situation que de jeunes chinois, des femmes ici, ne pouvant jouir pleinement des plaisirs de la liberté et de l’égalité dans leur pays – malgré l’accroissement constant de leur capital culturel. Le couple filmé par Lou Ye signifie constamment cette idée, ce lien étant adroitement souligné par des plans de lieux urbains français et chinois étonnamment semblables. L’héroïne du film veut s’approprier son corps par le sexe et l’affranchir des pesanteurs de l’Empire du Milieu, on l’a bien compris, Lou Ye se montrant particulièrement redondant. Elle se réfugie dans une histoire passionnelle avec un homme passablement machiste, l’enfermant dans un amour morbide, mais libérateur. Que ce soit en Chine ou en France, cette femme se trouve piégée ; elle préfère alors gouter à une certaine liberté, quelque peu mortifère ici, grâce à une relation, qui, bien que contraignante, lui procure une sensation de bien-être. Thème pertinent, qui fut traité avec davantage de maîtrise par d’autres cinéastes asiatiques, comme Shohei Imamura ou Kôji Wakamatsu, qui voyaient dans le sexe une échappatoire joyeuse à la lourdeur sociale mortifère du Japon.
Dernier élément intéressant, bien qu’involontaire : le regard décentré d’un auteur chinois cherchant à capter l’atmosphère d’une France beaucoup moins glamour que celle encadrée par d’autres réalisateurs étrangers comme, par exemple, Woody Allen dans Minuit à Paris. Si le cinéaste apparaît très simpliste dans la représentation des milieux défavorisés français – tout est gris, désespéré, violent, sans aucun espoir ; les banlieusards sont tous incultes –, il nous montre la vision qu’un artiste hors-Europe, ayant de surcroît connu la censure, peut se faire de notre pays – décrit comme très inégalitaire – et du mal-être qui empoisonne certains de nos citoyens. Si la description est grossière, elle nous renvoie en plein visage l’image désastreuse que l’on peut transmettre à des États en réel déficit de liberté et d’égalité. Nos chers principes fondamentaux en prennent un coup. Si l’on essaie d’oublier les nombreux défauts du film, qui, malheureusement, annihilent en grande partie les quelques bonnes idées de Lou Ye, Love and Bruises s’avère parfois pertinent. Reste aussi le talent du charismatique Tahar Rahim.