Tirant son magnifique titre d’un roman de Yu Dafu daté de 1923, le nouveau film de Lou Ye est un poème des amours secrets où les corps se caressent, s’entrechoquent et se libèrent. Condamné à filmer clandestinement pour cause d’interdiction de tournage sur le territoire chinois suite au passage d’Une jeunesse chinoise sur la Croisette en 2006, Lou Ye transcende son sujet par une mise en scène alerte et à fleur de peau, et grâce à des acteurs qui se donnent corps et âme au film.
Récompensé par un prix du scénario à Cannes l’année dernière, c’était un moindre mal pour un réalisateur dont le parcours ressemble à un chemin de croix, et qui n’a pourtant jamais transigé sur ses intentions de mise en scène. Attiré par les histoires d’amour contrariées, Lou Ye en profite toujours pour poser un regard lucide et parfois quasi documentaire sur les travers de la société chinoise, ce qui ne plaît pas aux autorités du pays. En 1994, son premier film, intitulé Week-End Lover, a dû subir les foudres de la censure et quelques coupes drastiques, tandis que le suivant, Suzhou River, fut tourné clandestinement et interdit en Chine. Pour Une jeunesse chinoise, Lou Ye et son producteur ont dû redoubler de ruse face à la censure gouvernementale pour réaliser un film qui aborde les événements de Tienanmen en 1989. Mais finalement, même résultat : interdictions, censure, plus aucun producteur pour le suivre. Ce n’est qu’à une reconnaissance internationale obtenue en festival que Lou Ye doit son salut, avec la possibilité de débloquer des fonds en France et à Hong Kong pour produire Nuits d’ivresse printanière.
De simple condition illégale de tournage, la clandestinité est finalement devenue sujet central de ce nouveau film. À Nankin, ville grise et sans éclat, Wang Ping est un homme marié qui vit une passion amoureuse avec un autre homme, Jiang Chen. Sa femme ayant des soupçons, elle engage Luo Haitao et sa petite amie Li Jing pour l’espionner et lui apporter la preuve de l’infidélité. Révélations précipitant la rupture entre Wang Ping et Jiang Chen, s’engage alors un étrange pas de trois entre ce dernier et le couple d’apprentis détectives. La clandestinité s’y joue selon deux axes : secret des passions amoureuses, furtivité dans l’exécution d’activités illégales (par exemple, Li Jing travaille dans une usine de contrefaçons, avec des travailleurs sans-papiers). Le rapport de force se créé avec l’agitation de la ville, parfaitement retransmise par une caméra elle-même interdite et un montage qui dans la première partie du film donne parfois le tournis, où l’on sent que chaque personnage peut croiser l’autre à tous moments, et découvrir une vérité qui lui était cachée. À l’image d’une belle scène où la femme de Wang Ping espionne Jiang Chen au bureau, derrière une baie vitrée, la ville est un lieu où l’on s’expose, où l’on prend des risques. Par opposition, la première séquence qui se déroule à la campagne délimite un espace plus large et abandonné, où les deux amants peuvent laisser libre cours à leur passion.
Cette entrée en matière se fait de manière très naturelle, avec deux hommes qui pissent l’un à côté de l’autre dans un champ. Puis la séquence embraye sur un ébat passionné, abordant de front l’homosexualité par le biais du sexe, et s’achevant par un « je t’aime ». Ce n’est pas tant d’ailleurs la vision d’un rapport sexuel entre deux hommes qui importe, mais plutôt l’assemblage de deux corps qui ne peuvent s’exhiber, et que la mise en scène tente de porter à notre attention. Cette idée se répétera à plusieurs reprises, avec à chaque fois un travail remarquable sur la durée et la fixité du plan, venant offrir un beau contrepoint au reste du film, marqué par un découpage vif et une caméra très mouvante. Les acteurs s’abandonnent à leurs rôles sans concessions, et ce même dans des scènes où les prises de bec mettent la sensibilité de chacun à vif. Car le film n’est pas un éloge de la douceur, et il trouve un bel équilibre ainsi qu’une grande justesse de ton en oscillant entre délicatesse et brutalité des sentiments. Ce développement trouve un accomplissement magnifique dans un raccord entre deux scènes : au petit matin, Wang Ping s’ouvre les veines sur un banc à la campagne, ne pouvant se résoudre à vivre sans son amant. Alors que son souffle se fait plus fort, Lou Ye bascule sur un plan de Jiang Chen qui se réveille doucement, encore dans la torpeur du sommeil. Jamais violence et quiétude n’auront aussi remarquablement coexisté en un plan.
Cette fluctuation des sentiments trouve son écho dans la mise en scène, oscillant entre plans trop sombres et images surexposées, créant ainsi une dialectique en accord avec les personnages, leurs humeurs, leur condition précaire. Le corps est lui aussi soumis à ces soubresauts, il danse, se bagarre, se caresse, est mis à nu, et trouve dans la brutalité des étreintes un exutoire à la déprime, au renoncement. Et lorsque Jiang Chen, Luo Haitao et sa petite amie Li Jing décident de partir sur la route, il leur faut trouver un équilibre dans une relation tumultueuse. Union scellée par le chant, dans une splendide scène de karaoké aux couleurs douces et chaudes, où chacun entonne un des couplets d’une même chanson. La grande beauté de la séquence réside également dans son côté parfaitement éphémère, tout comme ces roses sous la pluie qui constituent le premier plan de l’œuvre.
La pluie, omniprésente, vient refermer le film sur une ville blafarde et moite : beaucoup de temps s’est écoulé, mais certaines choses restent immuables. Une forme de spleen existentiel, que l’on traîne avec soi toute la vie, se cristallise dans ce temps maussade, brumeux. Deux amants se lisent des poèmes d’amour, extraits de l’ouvrage de Yu Dafu :
J’ai loupé l’amour qui m’était destiné,
Les fleurs, elles, savent toujours quand fleurir.
N’attendez donc pas que ces Nuits d’ivresse printanière fanent pour aller les admirer.