Voilà, l’été est passé, les polémiques populistes sur le prétendu mépris du public et les blagues moisies sur le nom du cinéaste aussi – du moins l’espère-t-on. Alors, c’est quoi, cette Palme d’Or ? C’est une merveille. Le film le plus équilibré de Weerasethakul, le plus beau depuis Blissfully Yours, après lequel celui-ci avait pu se complaire dans ses dispositifs. Après Tournée, encore un choix avisé de la part du jury de Tim Burton.
Cela faisait longtemps qu’un film ne nous avait offert une expérience si paisible et agréable. Agréable ? Le mot peut paraître faible ou déplacé, mais il nous convient bien. Il renvoie certes à un ressenti on ne peut plus subjectif, mais puisque tant de critiques n’ont pas eu honte de dire qu’ils avaient trouvé le film ennuyeux, on ne va pas se gêner – même si on ne peut évidemment pas se contenter de ça. Ajoutons que cela faisait longtemps qu’on n’avait vu un film se dérouler avec une telle évidence. Évidence ? Voilà encore un mot-piège, chargé d’un sacré passif cinéphilique (Hawks selon Rivette), mais qui semble encore plus indiqué, tant les personnages eux-mêmes semblent éprouver ce sentiment face à ce qu’ils vivent.
Fabuleuse, notamment, est l’évidence avec laquelle les fantômes se joignent à la table des vivants et avec laquelle ces derniers les accueillent. Une vague surprise, une petite interrogation, puis l’acceptation du phénomène avec une simplicité confondante, comme si c’était dans l’ordre des choses. Cette façon de faire passer pour appartenant à l’ordre des choses des choses inhabituelles, en un subtil renversement, n’est pas la moindre des beautés d’Oncle Boonmee. Rien que de très ordinaire pour un spectateur élevé comme le cinéaste dans la culture de la réincarnation ? Pas évident, pour le coup. Lorsque débarque le domestique laotien de la famille thaïlandaise, il exprime, lui, une surprise et une crainte plus franches à la vue des apparitions ; l’effet comique est d’autant plus réussi que ces dernières, dont le statut surnaturel n’est donc pas purement nié, ont toutefois paru naturelles aux yeux des autres.
L’une est le fantôme de la femme morte d’oncle Boonmee, et son mode d’apparition est presque aussi vieux que le cinéma : une surimpression, simple et magique. L’autre est un singe noir aux yeux rouges qui fut jadis le fils de la famille, avant de disparaître et de se métamorphoser dans la forêt… Cette créature qui a tant fait ricaner (et rappelle, pêle-mêle, le Chewbacca de Star Wars, la Bête de Cocteau ou les créatures de La Jeune Fille de l’eau) mise sur le plaisir du bricolage et du grotesque lorsqu’ils n’empêchent pas la croyance mais la redoublent par la force de l’enchantement poétique. Deux belles incursions de trucages dans un cinéma qui semble au premier abord voué à la captation tranquille des bruissements du monde réel – mais souvenons-nous de l’amant-tigre de Tropical Malady…
Il y a quelque chose de profondément enfantin chez Weerasethakul. Un plaisir immédiat et avant tout sensuel. Raison pour laquelle il est idiot d’y chercher des « symboles hermétiques ». Étonnant, du reste, que des critiques qui n’ont pas l’habitude de se prendre la tête aient cru nécessaire de se la prendre, soudain, pour un film qui ne s’y prêtait pas… Il suffisait au contraire de se laisser aller au plaisir simple du mouvement (l’échappée du buffle), de l’érotisme (la princesse et le poisson-chat), des mondes parallèles (le dédoublement du moine), de l’animisme (partout).
Apiland, le meilleur des mondes où tout va pour le mieux ? Un monde béatement coincé dans la nature et les légendes ? Sûrement pas. C’est un monde où la mort sert à faire avancer le vivant. Il n’est d’ailleurs pas anodin que chacune des six parties du film, sans accuser de rupture brutale avec la précédente, expérimente, discrètement mais sûrement, des formes différentes (patine kitsch, caméra portée, etc.), comme par un processus permanent de mort et de régénération – ou de réincarnation. Sa folle sérénité est par ailleurs travaillée souterrainement, par des traumatismes historiques aussi bien que par des questions politiques contemporaines. L’allusion faite par la sœur d’oncle Boonmee aux clandestins laotiens qui sentent bizarre et sont dangereux, fondue dans l’évidence de l’ordre des choses dont on parlait plus haut, a un effet des plus glaçants ; les faits montreront pourtant qu’on peut très bien vivre en paix avec eux. L’évocation du massacre des communistes, quant à elle, est tout sauf une notation folklorique ; elle désigne une blessure qu’il s’agit de soigner.
Or la guérison est une question centrale dans le film, où tisanes amères et dialyses, c’est-à-dire remèdes ancestraux et techniques modernes, sont utilisés à égalité, sans préférence, sans hiérarchie. Weerasethakul partage avec Tsai Ming-liang une attention portée aux soins prodigués au corps – un goût pour le baume. Une attention toutefois holistique et bucolique chez lui, tandis qu’elle est miasmatique et urbaine chez Tsai. On espère d’ailleurs que le succès à Cannes du Thaïlandais ne le fera pas s’engouffrer dans la voie de l’auteurisme caricatural dans laquelle se débat ce dernier, qui a touché le fond avec son aberrant et morbide Visage… Mais ne tentons pas le sort, et en attendant la suite, savourons l’agréable évidence d’Oncle Boonmee.