Si Nous prend pour point de départ la ligne du RER B, il tire essentiellement du train francilien un motif, celui d’une arborescence par laquelle différentes écritures documentaires s’entrecroisent au gré d’un trajet volontairement abstrait (nul carton ou plan de panneau ne vient jamais préciser l’ancrage géographique des scènes). L’ouverture contrarie d’ailleurs d’emblée cette promesse d’un « film de train » : dans une forêt, au crépuscule, un homme, une femme et un enfant scrutent l’horizon et tendent l’oreille. En choisissant d’abord un espace naturel, de ceux que l’on voit peu dans les films prenant pour décor la banlieue parisienne, Alice Diop affirme à la fois son refus d’une représentation stéréotypée et un désir de décadrage poétique. De station en station, que l’on suive des royalistes célébrant l’anniversaire de la mort de Louis XVI à la basilique Saint-Denis ou une journée de travail de la sœur de la cinéaste, cette dernière pose un même regard dépourvu de tout jugement sur une série de micro-événements. Diop affiche par là une ambition ouvertement rouchienne, tant cette constellation de portraits rappelle le film matriciel du cinéma direct français, Chronique d’un été, déjà cité par Dominique Cabrera dans Chronique d’une banlieue ordinaire, dont Nous pourrait très bien porter le titre.
Sa démarche, fidèle au caractère pluriel du titre qu’elle a choisi, paraît cependant plus éclatée. Ici, pas de questionnaire à poser à chaque personnage rencontré, mais plutôt une forme évolutive se laissant contaminer par les différents récits qui se déploient devant la caméra. D’où, sans doute, le caractère éminemment disparate du film, tour à tour léger et poignant, et dont les images les plus fortes (les rails, l’installation de drapeaux français sur un poteau) se logent davantage dans les interludes qu’au sein des scènes les plus longues. Diop investit différentes méthodes : non seulement elle discute, comme à son habitude, avec ses protagonistes, mais elle intervient aussi par le truchement d’une voix-off à la première personne, intègre des images d’archives dans le montage, ou filme encore pendant quelques minutes un documentaire projeté dans un musée (Le Mémorial de la Shoah de Drancy). Curieuse séquence, faisant du spectateur un visiteur éphémère (la caméra est comme assise sur un banc de la salle vide), où s’entrechoque la rigueur du dispositif de la cinéaste (un plan fixe et silencieux) et le caractère télévisuel du documentaire muséal (un acteur lit une lettre d’un adolescent juif déporté, sur fond de violons). Mais la scène la plus originale de Nous, qui est malheureusement aussi la moins convaincante, se situe un peu plus loin. Alice Diop apparaît pour la première fois devant la caméra, aux côtés de Pierre Bergounioux, dont les Carnets, comme elle l’affirme, ont éclairé son travail de cinéaste. Cette drôle de manière d’insérer une partie de sa note d’intention à la matière du documentaire a quelque chose d’un peu scolaire (Bergounioux a d’ailleurs longtemps été enseignant) et dessert subrepticement sa portée universelle. Ailleurs, le film réussit ceci dit à tenir un équilibre difficile entre un récit individuel et une ouverture à l’autre, porté par un idéal communautaire légitimant son foisonnement. C’est dans sa veine utopique que le film se révèle le plus beau, notamment durant le long segment estival et solaire qui se trouve en son cœur. Commérages, jeux d’enfants, bières et Edith Piaf : une certaine idée du bonheur.