Une fois encore, la prolifique programmation de Cinéma du Réel a offert un large panorama de l’état du documentaire, étalée sur dix jours bien remplis par les multiples séances et débats. Mais cette année, la prime aux découvertes stimulantes revenait plus aux rétrospectives (Franco Piavoli, Akram Zaatari, le cycle « Rejouer », qui ont toutes rencontrées de bons échos, même si nous n’avons malheureusement pu, faute de temps, que partiellement y assister) qu’aux compétitions qui, même si elles renfermaient des propositions intéressantes, nous ont parfois donné l’impression d’accueillir une bonne part de films aux dispositifs ou aux propos un peu convenus. Petit tour d’horizon des films qui ont retenu notre attention.
La mode du dispositif
Long Story Short de Natalie Bookchin, qui remporte cette année le grand prix du jury, est un film à dispositif fondé sur le principe du split-screen (écran partagé) : sur un vaste fond noir, des interviews de sans-abris américains filmés face caméra y défilent en un mince ruban filmique (visible sur le photogramme en couverture de l’article). Le film se veut panoptique : il ouvre simultanément de multiples fenêtres sur le monde de la pauvreté, où le récit de chaque existence, prononcé d’une voix douce et calme dans des chambres de foyers d’accueil, résonne comme une confession. Si le regard cinématographique se pare alors ingénieusement d’une certaine ubiquité, son champ de vision demeure limité : jamais le film ne sortira du cadre de l’interview, de son étroit confinement. Le récit se substituera avec pudeur à la représentation d’un quotidien misérable afin d’éviter ce que la réalisatrice nomme le « poverty porn » ‒ les mêmes images usées et avilissantes de l’indigence au quotidien. Ce choix radical réduit donc le monde visible à une série de brefs portraits, parfois savoureux, parfois un peu plats. La réalisatrice y fait le choix de la superficialité plutôt que de la profondeur, de la quantité plutôt que de la qualité : ici pas de personnage, pas d’enquête approfondie sur le terrain, mais bien plutôt un nombre impressionnant de témoignages recueillis dans toute la Californie. Tous participent au même constat désespéré sur l’injustice grandissante d’un monde régi par le libéralisme économique ‒ bien des sans-abris interviewés par Natalie Bookchin ont subi de plein fouet la crise des subprimes, les effets de spéculations immobilières d’agents véreux, ou encore, la baisse incessante des salaires devenus parfaitement insuffisants pour payer le loyer. Le dispositif donne à voir et à entendre un phénomène alarmant tout ce qu’il y a de plus contemporain : l’appauvrissement rapide d’une partie toujours plus nombreuse de la population. Dans les années 1990, la plupart des interviewés habitaient encore dans les quartiers de la middle-class…
Le montage trouve ainsi une vertu à la fois politique et musicale : ces multiples écrans élaborent avec simplicité une puissante voix collective où la parole de chacun trouve un écho immédiat chez l’autre, où les mêmes mots sont parfois prononcés de manière identique et simultanée, grâce à un patient travail de synchronisation. Le fil du split-screen rend « solidaires », au sens propre du terme, ces existences qui ignorent tout les unes des autres, et laisse même imaginer une forme d’écoute et de compassion mutuelle, alors que chaque sans-abri tend l’oreille vers l’extérieur du cadre, comme s’il écoutait l’écran voisin. La composition du film s’apparente à celle d’un morceau, avec ses temps forts, ses solos où certaines fenêtres s’agrandissent pour donner à entendre un cas singulier, ses « duos » ou trios, ses moments de parfait unisson, mais aussi ses moments un peu vides, pour ainsi dire « récitatifs ».
Mais l’emploi systématique de « mots-clés » bien trop attendus sur la précarité (la « faim », la « violence », l’envie et le bonheur de « travailler » sans en avoir toujours l’opportunité) pose problème, car il semble uniformiser les témoignages sans véritablement creuser le sujet. Cette tendance malheureuse n’exclut pas pour autant l’émergence ponctuelle d’une parole et d’une expérience profondément singulière ‒ celle d’une jeune mère obligée de mentir sur son adresse à l’école de sa fille pour ne pas être stigmatisées, ou encore le témoignage émouvant d’une femme atteinte de déficience mentale qui s’étonne avec humour et simplicité de vivre séparée de seulement quelques mètres des maisons de Beverly Hills. On regrette seulement que le surgissement de ces voix bouleversantes soit trop rare.
On comprend malgré tout l’enthousiasme du jury pour ce documentaire autant social que conceptuel qui médite sur la nature même de l’écran ‒ ceux du cinéma mais aussi ceux des ordinateurs et des fenêtres du web. Les entretiens face caméra ressemblent en effet irrésistiblement à des conversations transmises par Skype. Si les écrans de Long Story Short montrent le profond isolement de ses protagonistes, ils demeurent paradoxalement les seuls espaces possibles d’existence, de parole et de communication pour cette population marginalisée, mais encore connectée.
Desire for Data du plasticien Neil Beloufa (Compétition française) est un autre film à dispositif, bien plus ludique que Long Story Short : après avoir filmé au Canada les jeux de séduction entre des étudiants le temps d’une soirée très alcoolisée, l’artiste demande à de jeunes matheux français de prévoir, à partir d’algorithmes savants, quels couples se formeront durant la soirée. Ce film-installation expérimental exploite de manière assez hardie et libre l’ambivalence entre documentaire, fiction cinématographique et télévisée. Le film « cligne de l’œil » en basculant volontiers dans un riche jeu référentiel. Les jeunes canadiens du film semblent ainsi tout droit sortis d’un teen-movie américain, tous passionnés par le sport, le sexe et la fête, les paysages de la banlieue canadienne évoquent ceux de Mon oncle d’Amérique de Resnais, tandis que les sages étudiants « sorbonnards » plongés dans des discussions intellectuelles, au milieu d’un jardin orné de statues classiques, semblent sortis d’un film d’Éric Rohmer. Les séquences canadiennes se « fictionalisent » d’autant plus qu’elles suivent une construction feuilletonesque par épisodes qui laisse toujours en suspend les intrigues amoureuses entre des personnages aux prénoms tout droits sortis de la série Beverly Hills comme « Dylan », « Molly », et « Michelle ». Last but not least, ces mêmes scènes ressemblent aussi étrangement à une émission de télé-réalité où les moments de présentation face caméra des personnages alternent avec le suivi distant et voyeur du flirt entre les jeunes gens.
Ce dernier geste de réinvestissement formel, où les codes d’un genre télévisé sont soudainement phagocytés par le cinéma, est loin d’être gratuit — il met en évidence l’impression de surveillance généralisée qui est au cœur du propos de Neil Beloufa. Son dispositif montre l’omniprésence, dans notre société contemporaine, du contrôle et du calcul à l’aide de la technologie et la science. Le système de surveillance déjà implicitement présent dans la partie canadienne se dédouble en effet lorsque les parisiens observent sur un écran d’ordinateur les images de la soirée étudiante.. Ainsi le film esquisse avant tout un jeu de poupées gigognes qui pourrait ne pas avoir de fin. Même le spectateur, au fond, participe à un troisième système d’observation qui surplombe la totalité des protagonistes. Le réalisateur a beau être aussi englué dans la génération Facebook (la soirée canadienne a nécessité un casting via le dit réseau social), là est bien l’objectif de son expérimentation : refuser cette omniprésence du calcul et du contrôle, la mettre en faillite pour mieux affirmer, à la fin du film, la supériorité du réel et de la vie.
Le réalisateur avoue avoir complètement orchestré et mis en scène cette issue triomphante. Desire for Data présente donc un système paradoxal où la forme documentaire et le désir, non pas pour les données, mais pour le réel, sont travaillés de l’intérieur par leur propre négation. Si le questionnement sur la limite entre documentaire et fiction n’est pas bien nouveau, l’artiste a su le formuler par un dispositif drôle et ingénieux semant un grand vent de liberté formelle dans ce festival.
Paroles en circulation
Un autre type de dispositif entre fiction et réel, mais qui surprend par sa belle simplicité et sa clarté, avec Die Geträumten de Ruth Beckermann (Prix International de la SCAM). Deux interprètes (Anja Plaschg, musicienne de la jeune scène autrichienne, et Laurence Rupp, membre du Burgtheater) se font face dans un studio d’enregistrement et lisent des fragments de la correspondance d’Ingeborg Bachmann et Paul Celan, deux poètes nés respectivement en 1926 et 1920. Cette correspondance amoureuse mais contrariée (Celan, dont les parents furent victimes des camps de concentration, découvrira que le père de Bachmann fut un membre virulent du parti nazi) s’étalera sur deux décennies, de 1948 à 1970, année où Paul Celan se suicide en se jetant dans la Seine. Trois ans plus tard, Ingeborg Bachmann meurt brûlée vive dans sa chambre d’hôtel à Rome.
L’issue funeste des deux poètes et la versatilité de leurs échanges créent d’emblée un rapport de proximité avec les interprètes, tandis que la fragilité de la relation Celan/Bachmann instaure une urgence qui pousse à considérer la valeur de chaque mot prononcé. Le dialogue s’installe en champ-contrechamp, face aux micros, et implique pour le spectateur tout un processus d’identification et de projection, l’invitant à vivre cette relation par procuration. Lentement, interprètes et personnages se confondent, et la mise au travail du regard du spectateur permet d’ouvrir à tout un imaginaire romanesque et historique, bien au-delà de l’auditorium qui abrite cette performance. Cette intimité éphémère se tisse patiemment, avec le texte, renvoyant à l’essence même de la relation épistolaire : celui qui écrit devient par le biais de la lettre un personnage dans la tête du destinataire. C’est ainsi que la question de ce qui est réellement ressenti ou interprété par les comédiens – ce qui viendrait d’eux ou appartiendrait aux personnages – devient alors presque magiquement inopérante, cassant ce qui constitue parfois un mode d’emploi bien confortable pour mêler fiction et réel.
Mais Die Geträumten achève de prendre son envol lorsque Ruth Beckermann suit Anja Plaschg et Laurence Rupp hors du studio, pour une pause cigarette par exemple, et filme sans jamais le formuler comment cette histoire d’un autre temps infiltre subrepticement ces moments de stase, et vient continuellement, presque à leur insu, reconfigurer la relation qu’entretiennent les deux interprètes. Le film atteint ainsi une hauteur évocatrice qui dépasse amplement son dispositif, et nous ramène à la façon dont toute œuvre réussit, à chaque fois qu’elle touche à quelque chose de singulier, à ensuite hanter le regard que nous portons sur le réel.
Autre lieu de parole en vase clos, autre manière de se projeter dans le réel, avec La Permanence d’Alice Diop (Prix de l’Institut français Louis Marcorelles), qui se déroule intégralement à l’intérieur du bureau du Docteur Geeraert, à la permanence aux soins de santé de l’hôpital Avicenne de Bobigny. Seule antenne de toute la Seine-Saint-Denis à proposer des consultations sans rendez-vous aux migrants primo arrivants, la permanence fait office de réceptacle de la détresse d’une population très diverse, où la parole jongle avec le français, l’anglais ou l’espagnol. Ce lieu d’échanges et de soins, Alice Diop le circonscrit à la manière d’un Raymond Depardon, s’insérant dans un espace du secret professionnel, et multipliant les personnages qui défilent dans le cabinet. Mais là où Depardon privilégie généralement un axe de prise de vue pour filmer une pièce exiguë (comme par exemple dans Délits flagrants), Diop pose comme éthique de son dispositif la possibilité de ne capter que le dos des patients ou de rester sur le visage d’un médecin, évitant ainsi, autant que faire se peut, l’instrumentalisation de la souffrance. Il s’avère toujours compliqué de se lancer dans un film où la cause semble entendue d’avance – même si elle n’est pas entendue par les pouvoirs publics – car le risque est toujours grand que l’émotion, pas toujours bonne conseillère, ne prenne le pas sur la réflexion, emprisonnant le spectateur dans une lecture purement affective.
Mais le film amène, à partir de l’empathie qu’il génère, à questionner et à dévoiler tout un hors-champ de la société française. À commencer par l’engagement tranquille de ces médecins, que La Permanence vient mettre en exergue par le montage, à travers la répétition des consultations, et un suivi complexe des patients. Ou comment l’émission d’un simple certificat médical prend valeur d’acte politique pour leur permettre d’accéder à des soins gratuits ou un logement. Le film pointe d’ailleurs la charge bureaucratique qui pèse sur les migrants pour l’obtention de papiers – le terme « récépissé » revient à longueur de temps – et comment la lenteur de l’appareil administratif contribue à l’enlisement de la plupart des situations, ce qui provoque une tension tout à fait compréhensible. Et il suffit d’un patient énervé en salle d’attente pour que le personnel d’accueil, au grand dam du Docteur Geeraert, qualifie tous les immigrés « d’agressifs »…
Mais ce qui constitue le cœur du film, c’est la consultation comme espace d’écoute et de communication. La multiplication des langues et leur maîtrise approximative par chacun des protagonistes amènent à une véritable écoute des corps et des visages, qui s’imposent comme vecteurs des maux rencontrés en dehors du cabinet, et offrent une image en creux de l’accueil réservé aux migrants. L’intelligence de La Permanence réside également dans le fait qu’Alice Diop ne s’en tient pas seulement à un constat politique et sociétal attendu (et nécessaire), mais met en évidence la circulation des énergies dans la pièce, à travers l’inquiétude d’un patient agité, le silence de la psychiatre qui assiste à la consultation ou le regard apaisant du Docteur Geeraert. Se construit alors lentement une véritable dialectique de l’appréhension de l’autre par ses différentes composantes, rétablissant ainsi toute la complexité des êtres, sans les assigner de force à une simple fonction.
Il se dégage pourtant du film une certaine impression d’impuissance, où les médecins ont bien conscience de ne prescrire que des palliatifs à la souffrance sans pouvoir traiter le problème à la source. La dernière séquence de La Permanence en est le reflet troublant, où la cinéaste, sous l’injonction d’une psychiatre, vient poser sa main sur l’épaule d’une patiente (filmée de dos) qui font en sanglots. On pourrait y voir une forme d’intrusion pour mettre en avant le geste fort de la cinéaste, mais ce qui semble jaillir ici, c’est surtout l’impossibilité de consoler cette patiente, cette impuissance à faire circuler ces énergies bienveillantes au-delà même du dispositif du film, et par extension dans le monde qui entoure le cabinet du docteur.
Présenté en Séance Spéciale, Pas comme des loups de Vincent Pouplard suit à la trace deux frères jumeaux, Roman et Sifredi, qui vivent en marge de la société. Le titre du film renvoie directement à la volonté du réalisateur de ne pas faire de ces deux vies ébréchées une image supplémentaire à ajouter à la caractérisation habituelle des jeunes délinquants par les journaux télévisés ou autres reportages (visages floutés, voix déformées…) : en somme, ne les pas les filmer comme une meute informe mais leur donner une singularité et faire entendre leurs paroles. Car l’œuvre de Pouplard s’attache brillamment à faire ressentir le rapport aux mots qu’entretiennent ses protagonistes – que ce soit par le rap qu’ils écrivent et slamment, leurs joutes verbales où se dévoilent leur précision du mot juste ou encore leur capacité à se définir, dans une belle séquence finale, par ce qu’ils ne sont pas plutôt que par ce qu’ils sont. Au-delà du premier quart d’heure du film qui laisse craindre une approche anxiogène (reclus dans un obscur parking) et une approche expérimentale émaillées de quelques fioritures (une voix off hésitante, des jeux avec l’objectif de la caméra…), Pas comme des loups s’ouvre à un conte à l’air libre au milieu de marécages et de champs, laissant enfin pleinement s’exprimer sa colère rentrée sous la forme d’une intensité basse tension. Roman et Sifredi deviennent ainsi les héros d’un conte reléguant la société dans un hors-champs total et ne se construisant que sur un montage favorisant les temps morts, les non-événements, les détails de vie qui en disent plus qu’une immersion au forceps dans leur intimité – conte qui pourrait s’apparenter aux livres de Mark Twain revisités par un Jean Genet contemporain. Il faut voir les deux jeunes hommes grimper en haut d’un arbre, la caméra s’éloignant par cadres successifs au son d’un violon lancinant, pour saisir la beauté de leur envol. Le plan suivant qui voit Roman et Sifredi s’étreindre comme dans une danse pareil à un match de lutte souligne la constante dualité du beau film de Pouplard : trouver une maison est un combat de tous les instants, un retour permanent aux nourritures terrestres.
Cinéma & peinture en bocage normand
Le film de Christophe Bisson, Sfumato, qui a reçu une mention spéciale (Prix de l’Institut français Louis Marcorelle) dresse le portrait d’un peintre ermite dans le bocage normand. Le cinéaste était lui-même peintre avant de passer à la réalisation avec White Horse (2007), en collaboration avec la New-Yorkaise Maryann De Leo, puis seul en 2009. Ce passé permet d’appréhender le cœur du projet de Christophe Bisson placé sous les auspices du Traité de la peinture de Léonard de Vinci : « Veille à ce que tes ombres et lumières se fondent sans traits ni lignes comme une fumée ». L’exergue expose le procédé du sfumato forgé par Léonard de Vinci, technique picturale produisant par des glacis une texture lisse et transparente, un effet vaporeux donnant des contours imprécis. Si Sfumato se concentre aussi bien sur la technique du peintre au travail filmé, Bernard Legay, que ce soit dans son atelier ou en pleine nature, travaillant particulièrement les matières, les textures, et leur estompement, la caméra de Christophe Bisson s’adonne aussi à un tel projet qu’elle capte dans des plans vaporeux dus au flou atmosphérique naturel (le brouillard) ou artificiel (créé par des cheminées d’usine), jusqu’au flou optique. Deux séquences explorent de façon plus intéressante encore le sfumato cinématographique, comme ce long plan séquence filmé à travers la vitre embuée d’une voiture captant le tableau d’un paysage en perpétuel mouvement, réduit à des tâches de couleurs évanescentes, ou comme ce plan de dense pénombre qui suit, caméra à l’épaule, le peintre en virée nocturne dans la nature. On n’y voit de fait pas grand-chose, si ce n’est des contours flottants évoluant au gré des mouvements de la figure et des éléments, comme pour mieux donner à entendre la voix.
Malgré un contraste entre la matière brute du travail du peintre, souvent sans paroles, mettant en avant une dimension sensorielle, et le travail cinématographique plus complexe qui recourt au matériau sonore, et notamment à la voix off, c’est pourtant une même plongée dans la matière organique qu’expose Sfumato, où s’exprime la richesse de l’imagination créatrice figurée par le fameux mur de pierres de Léonard : les mousses de lichens qui l’investissent contribuent à retrouver une forme d’émerveillement sur ce qui nous entoure. Si ce mur est autant la toile que l’écran, les propos portant sur le travail de la peau de la peinture par Bernard Legay engagent un rapport au monde à fleur de peau : « Travailler sur la peau de la peinture, comme le lichen, c’est une peau sur les choses, travailler sur la peau, en tant que ce qui nous relie au monde, et en même temps nous en sépare, nous en protège, travailler sur cette surface », énonce le peintre pour qui le risque de l’artiste véritable est l’absence de peau, quand il n’y a plus que de l’organique. Dès lors, c’est par la peau de la peinture qu’il retrouve une relation au monde, comme il cherche à retrouver le souvenir des textures de la peau de sa mère mourante pour les inscrire sur la surface de la toile. En creux, le sfumato se fait l’intermédiaire d’une relation sensible au monde, à vif et menacée par la transparence, au cœur du travail pictural de Bernard Legay. Christophe Bisson le prend en charge par le médium cinématographique, donnant à saisir un continuum du médium, du sfumato à la peau, de la peinture au cinéma.
Entre exotisme et histoire nationale, re-vu(e) du cinéma russe
Le cinéma russe était bien représenté lors de cette édition du Cinéma du Réel (qu’on se rappelle Strange Particles (Strannye Chasticy) de Denis Klebleev l’an passé) que ce soit dans la compétition internationale des longs-métrages avec Dni Budushih Budd (Days of Future Buddhas) de Valeriy Solomin et des courts-métrages avec Exile Exotic de Sasha Litvintseva, et dans les séances spéciales avec The Event de Sergei Loznitsa, déjà évoqué lors de la dernière Mostra de Venise. Le réalisateur ukrainien y avait présenté l’an passé The Old Jewish Cemetery, et malgré une production néerlandaise et belge pour ce nouveau film, le traitement d’un événement de l’histoire russe justifie sa présence dans cette revue du cinéma russe.
En plus de leur nationalité, les films revenaient sur trois temps de la petite et grande histoire soviétique. Dni Budushih Budd (Days of Future Buddhas) de Valeriy Solomin concerne l’histoire religieuse avec la question peu connue du bouddhisme (c’est le bouddhisme le plus au Nord qui soit dans le monde), lié au chamanisme, ses affinités avec le communisme dans les années 1930, puis les incarcérations au goulag, la destruction de ses temples en 1938, jusqu’à son interdiction dans les années 1990. Dans ce documentaire réalisé sur pellicule entre 1988 et 1993, censuré et remonté en 2015, à dimension ethnographique tourné en Bouriatie (Sibérie orientale) filmant entretiens et rituels, le propos n’est pourtant en rien directement politique malgré certaines affinités entre bouddhisme et communisme, notamment à travers le vœu d’égalité entre les hommes prôné par le bouddhisme, en dépit de son interdiction.
Exile Exotic de Sasha Litvintseva emprunte à l’installation vidéographique et revient sur le simulacre architectural du Kremlin et de la cathédrale de saint Basile le Bienheureux construit en 2004 en Turquie à proximité de la piscine d’un grand hôtel. Le trouble s’installe dès l’ouverture du film en défiant la stratégie de reconnaissance du spectateur par cette cathédrale russe déplacée et détournée, trouble qu’augmente une musique vocale lancinante. Cependant, cette curieuse et incongrue architecture russe exilée s’achoppe moins sur la question de la désacralisation pour une autre forme de sacralisation par la société de loisirs que sur un projet architectural russe communiste ; comme l’énonce la narratrice à l’écrit dans son film, dans une sorte de distanciation extrême : « En regardant ce paysage, je me souviens de l’histoire d’une autre cathédrale qui a été détruite après la Révolution à Moscou, et remplacée par un monument communiste… » Or, il s’agit de la cathédrale du Christ-Sauveur, détruite et prévue d’être remplacée par le palais de Staline, s’étant vue réserver un sort proche de la réplique du film avec la construction, en lieu et place, de la piscine Moskva avec vue sur le Kremlin. Exile Exotic déploie un vertigineux dispositif entre réalité et réplique, recourant aux reflets et miroitements, faisant se télescoper des images de la copie de saint Basile avec des images d’actualités récentes des alentours de la cathédrale sur la Place Rouge, captées pendant les défilés militaires. Mais c’est bien plus la reconnaissance et la projection par le spectateur de lieux célèbres qui s’en trouve perturbée dans une sorte d’indifférenciation entre société des loisirs et société militaire,entre la réalité et la copie, entre la réalité et l’imagination/la fiction (la piscine Moskva, aujourd’hui détruite et remplacée par la reconstruction de la cathédrale du Christ-Sauveur, restant non vue). La réalisatrice présente ainsi en creux un portrait politique à charge envers son ex-pays, dont le communisme a pu concevoir et réaliser ce type de projet extravagant.
Après l’histoire religieuse et architecturale liée au communisme, le troisième film, The Event de Loznitsa revient sur un événement récent de l’histoire russe : le coup d’état réactionnaire de Moscou du 19 août 1991, intenté contre la Pérestroïka menée par Mikhaïl Gorbatchev, et initié par des tenants de la ligne dure du parti communiste. Loznitsa fait appréhender et revivre une situation d’urgence par le contrechamp saint pétersbourgeois des événements moscovites en donnant à saisir comment tout aurait pu se passer autrement, comment le peuple a été un levier politique. Alors qu’il était question d’une forme de retour au stalinisme (par la référence aux années noires de 1917 et de 1964, par le portrait de Lénine apparaissant ici et là), il y a eu bien au contraire la volonté de dire « adieu au communisme » (avec, par exemple, le souhait d’un retour à la propriété privée avant 1917). Le réalisateur se fait ici le porte-parole de la liberté d’un peuple à un moment donné de l’histoire de son pays qui aspirait à un changement de régime.
En somme les trois films, bien que très différents formellement (dimension ethnographique, dimension vidéographique et conceptuelle, dimension élégante, ornementale, et agissante, dialectique, dans la grande tradition du cinéma russe de Vertov à Eisenstein), s’arriment chronologiquement au tournant des années 1990 : c’est la période du tournage puis de la censure du film de Solomin ; c’est l’année de la naissance en 1989 de la réalisatrice d’Exile Exotic désormais expatriée, mentionnée dans le film comme année où l’histoire était censée finir… ; ce sont les événements historiques d’août 1991, qu’interrogent rétrospectivement et ironiquement Loznitsa par le terme d’événement (The Event) dont il fait le programme du film.
Ces trois films ont encore la caractéristique commune d’utiliser des images d’archives que ce soit respectivement celles des actualités cinématographiques des années 1920 de la belle époque du bouddhisme avant qu’il ne soit interdit en 1990, des archives de parades militaires récentes (mai 2015), et des archives du Studio du film documentaire de Saint-Pétersbourg des 19 – 24 août 1991 relatives au putsch de Moscou.
La copie donne à revoir par simulacre, mais permet de revoir, différemment, et notamment par le déplacement géographique comme dans Exile Exotic. L’image d’archive quant à elle donne à revoir une réalité captée, mais en intégrant le nouveau film, elle subit une transformation matérielle, et devient elle aussi une forme de copie, produisant une nouvelle vision par le remontage qui en modifie et déplace les coordonnées. En somme, par le remontage d’actualités (ponctuel chez Solomin et Litvintseva, total chez Loznitsa), ces trois films montrent, chacun à leur manière, une forme de prise de possession de l’histoire récente, permettant de la re-voir et d’en réexposer des hantises. Si ces films peuvent sembler regarder vers le passé, ils donnent pourtant bien encore un éclairage sur l’aujourd’hui de la Russie, et The Event fait à ce titre figure de paradigme puisque l’événement c’est aussi l’actualité de la Russie de Poutine – celui-ci y est vu à ses débuts politiques en 1991. Déplaçant la formule de la jeune réalisatrice russe Sasha Litvintseva, nous pourrions à notre tour formuler qu’en regardant cette revue du cinéma russe se lèvent aussi en nous des souvenirs et des images, les films nous donnant de participer à la mémoire collective russe.
L’œil du cyclone
Présenté en Compétition française, Saigneurs se déroule presque entièrement dans un hall d’abattage. Alignés le long de la chaîne, des ouvriers y coupent, dépècent, vident, tamponnent des matières qui n’ont plus grand-chose à voir avec des corps pour peu que l’on fasse l’effort d’y croire. Tout ce qui compte dans cet univers, c’est « le souci du détail », le maintien de la procédure, le respect des cadences. Cet environnement cauchemardesque composé de milliers de carcasses d’animaux suspendues à des crochets se succédant dans un mouvement qui paraît infini, a tout pour faire détourner le regard. Mais Vincent Gaullier et Raphaël Girardot, par un subtil travail de cadrage et de montage, parviennent à nous y introduire peu à peu malgré la répulsion naturelle que provoque un tel spectacle. C’est bien ce que les défenseurs de la cause animale pourraient reprocher au film : son enjeu n’est pas, du moins dans un premier temps, de s’attaquer directement au sort des pauvres bêtes. Il s’agit bel et bien d’un « film d’usine », centré sur le rapport qu’entretiennent les employés avec leurs conditions de travail et la nature de leurs tâches. Ils évitent d’ailleurs d’en parler à l’extérieur, avoue l’un d’entre eux. Même pendant leurs courtes pauses, les conversations tournent le plus souvent à vide, car elles offrent plutôt l’occasion de profiter du silence. Les quelques mots adressés aux réalisateurs se feront donc pendant le temps de travail, sans interrompre les gestes, et en haussant la voix par-dessus le grondement des machines. Ce procédé techniquement très risqué (il est rare d’entendre des paroles dans un environnement aussi bruyant), aboutit à un résultat saisissant : dans cet endroit, la parole semble bien fragile au point qu’elle doit être hurlée ne serait-ce que pour être audible. Les quelques déclarations qui surgissent du brouhaha concerneront alors le plus souvent une nécessaire acceptation, pour pouvoir continuer, ne pas céder.
Car ces ouvriers là sont bien loin de l’imagerie fantasmée des travailleurs en lutte quotidienne pour leur honneur et leurs droits. Privés de visibilité à l’extérieur de l’usine comme à l’intérieur, subissant des conditions de travail éprouvantes, ils ne bénéficient que très rarement de changements de postes. Cette partie là de l’industrie alimentaire se doit d’être cloisonnée, afin d’assurer le bon fonctionnement de l’entreprise. Le but est alors pour eux de tenir le plus longtemps possible. Il y a le physique tout d’abord, et le film s’ouvre d’ailleurs sur ces étranges exercices de gymnastique qui leur sont enseignés pour retarder l’arrivée des douleurs, qu’ils pratiquent en silence, étirant leurs muscles et formant ce qui s’apparente à une ridicule marche militaire. Une fois au poste, ne reste plus qu’à appliquer encore et encore les mêmes gestes. « On ne pense pas », répète l’un d’entre eux avec un sourire en coin, tandis qu’un autre relève qu’il faut bien travailler… La déclaration sonne comme une terrible et involontaire réponse au film C’est quoi ce travail ? sélectionné lors de l’édition précédente du festival. Il y était en effet question de la résistance à la chaîne par l’évasion intérieure, ainsi que d’une promesse de regroupement par une expression artistique commune. Mais dans une telle usine, où règnent des machines dont les seules fonctions sont d’une part de transporter, de l’autre de séparer les corps, il reste bien peu de place à l’enthousiasme et la projection, si ce n’est celui de la répétition du travail « bien fait ». L’horreur initiale a laissé place à une autre, celle d’une routine se nourrissant d’une perte de sens elle même entretenue par les ouvriers. Et se matérialisent peu à peu sous nos yeux les fondements d’un système impensable.
La machine est d’ailleurs parfaitement bien rodée bien au-delà du hall d’abattage. Lors d’un entretien avec un employé accusant une trentaine d’années de chaîne, la direction lui annonce que rien « n’est problématique » dans ce qu’il fait, mais qu’il faut faire attention au « souci du détail » précédemment évoqué, avant de lui poser la question, tout sourire, de savoir comment il se voit dans l’avenir. Mais le futur ne se dessine pas en ces lieux, et aucun des deux ne fait réellement semblant de croire à cette conversation. La machine doit continuer à fonctionner en vase clos, c’est admis, c’est la règle. Le retournement sémantique du titre apparaît alors, les saigneurs ne sont pas forcément ceux qui tiennent le couteau. La limite du film tient en ce qu’il peut être accusé de rester au niveau du constat, mais la finesse de sa construction (alors même qu’elle n’est pas visible du fait même des décors dantesques qui envahissent chaque plan), ouvre son propos bien au-delà de l’industrie alimentaire. Au moyen de ce sujet plus généralement traité sous l’angle militant de la maltraitance animale, nous remontons la chaîne, et arrivons à la fin du film à l’origine du processus, pour nous confronter à un effroyable spectacle dont même les autres ouvriers sont protégés.
Trouver un dénominateur commun, chercher à remonter au cœur de la machine, voilà un projet partagé par le bien nommé Hôtel Machine, d’Emanuel Licha. Il s’agit pourtant d’un cinéma bien différent. En filmant les « hôtel de guerre » après les conflits ayant attiré les cortèges de journalistes venus du monde entier (à Beyrouth, à Sarajevo, à Kiev…), le réalisateur tente de sonder l’âme des lieux. Les conditions d’hébergement similaires à l’ensemble de la presse internationale joueraient-elles sur la représentation médiatique des conflits ? Le postulat peut sembler hasardeux, et pourtant.
Au fil de cette exploration des lieux se dégagent des impressions. Le réalisateur choisit de restituer une errance dans un hôtel unique fictionnel, reconstitué à partir de tous les autres. Les textures des draps sont familières, tout autant que les moquettes, et les écrans accrochés au mur. Nous sommes en ces lieux que l’on trouve un peu partout dans le monde, à la fois douillets, formatés, et glacials. On y croise ainsi quelques anciens fixeurs, des cuisiniers, du personnel d’entretien qui continue de s’occuper de cette immense machine mondiale. Le mouvement est alors double : si les lieux se chargent de l’énergie de ceux qui les ont traversés (le personnel se rappelle des journalistes passés sur place), il se pourrait bien aussi que l’architecture des bâtiments influent sur l’expérience de ceux dont le métier est de rendre compte du monde. Le film comporte peu de parole, les entretiens concernant notamment ce qui fait « un bon hôtel de guerre ». Peut-on apercevoir des affrontements à partir du toit par exemple ? Et comment évacue-t-on en cas d’urgence ? On peut regretter la mise en scène très démonstrative des entretiens (ils se déroulent sur des écrans de téléphones ou de tablettes tenues par une personne immobile). Mais ils ont le mérite de mettre à distance la parole, tout autant que de maintenir cet étrange huis clos. Le son est plus éloquent dès lors que c’est l’hôtel lui même qui parle, avec ses sons feutrés, les discussions provenant de la pièce voisine, ses cliquetis de néons. Le montage son s’affranchit totalement du naturalisme, construisant des rythmes, des nappes, des vides. Ce qui devient le temps d’une guerre un véritable quartier général a beau être en sommeil, résonnent les échos de son brouhaha passé. Les informations transitent forcément toutes par ici, les langues se délient en même temps que les propos s’uniformisent : tout est fait pour que les journalistes puissent n’y passer que quelques jours. Le séjour sur cette plateforme, lieu alors organisé et pensé pour la création de contenu médiatique, doit être fructueux, efficace. Il est à l’origine des conditions même d’exercice du journalisme de guerre, tout autant que de ses pires travers…
À la fois cœur du récit des événements, et espace de mise à distance de leurs occupants, les paradoxes surgissent partout au sein de ces bunkers médiatiques. Selon ce que l’on veut y voir, ils peuvent apparaître comme nécessaires, ou au contraire l’expression même du cynisme de la production industrielle d’informations. Les écrans plats semblent y diffuser des images de conflits en boucle, comme si ici aussi il s’agissait de la principale fenêtre ouverte sur les événements qui se déroulent de l’autre côté de la rue. Le film lui-même est tout en paradoxes, extrêmement écrit mais pour former in fine un vide esthétisé. « Le réel doit être fictionné pour être compris » explique le réalisateur quand il évoque son film, empruntant les mots de Jacques Rancière. Il y a en effet là une proposition intéressant, d’autant plus que cette fictionnalisation, au-delà du récit du film, concerne celui que chaque espace, chaque objet, chaque son pourrait contenir en son sein. Démarche de plasticien autant que de documentariste, Hôtel Machine est en quelque sorte un séjour dans l’œil d’un cyclone, afin d’en ressentir le magnétisme alors même qu’il n’y a rien à y voir, ou si peu.
Besoins de reconstructions
S’il est encore ici question de fabrique de récits, celui, familial, du premier film de Maxence Voiseux Les Héritiers (récompensé par le Prix du Patrimoine de l’Immatériel) voudrait nous emmener bien loin des mécaniques évoquées plus haut. Trois frères se partagent les différentes strates de production de viande bovine, de l’achat des bêtes à la vente de la viande aux bouchers. À l’inverse de l’aliénation dépeinte dans Saigneurs rendant impossible toute projection hors de l’instant présent, il est avant tout question de passage du temps ici, et plus particulièrement de transition d’une période à une autre. Maxence Voiseux, particulièrement attentif aux lumières, revient souvent sur cette image d’une camionnette avançant vers l’inconnu. Plongée dans une lumière grise, entre chien et loup, elle se dirige vers une destination hors champs, tandis que Hubert (le cadet) discute avec son neveu de l’avenir, de la possibilité qu’il suive la voie de ses aînés quand il sera plus grand. Si les rêves les plus visibles des dernières décennies étaient faits « d’ascenseur social » et de « mobilité professionnelle », Les Héritiers étend sous nos yeux un modèle que l’on a cru éteint, ringard, oublié : celui d’une transmission d’une même activité entre générations.Malgré leurs doutes, la plupart des jeunes de la famille ne semble pas réticents à l’idée de reprendre l’exploitation, pour la développer et la combiner à d’autres, sans briser l’héritage.
Avec son esthétique léchée, ses cadres toujours parfaitement composés, sa narration toute en fluidité, le film semble surtout être, volontairement ou non, la restitution d’un mythe. L’histoire commune de cette famille tisse un fil le long duquel le temps peut continuer à avancer. Il suffit d’observer le spectacle de deux générations triant des betteraves, chapeau de cow-boy vissé sur la tête de l’aîné. Ce serait à croire que Les Héritiers cherche à faire suite à La Vie moderne de Raymond Depardon, à ses cadres évoquant le western en cinémascope. Voiseux voudrait ainsi contredire l’idée de la fin d’une époque pour s’intéresser aux nouvelles pousses. Filmer la lumière, parier sur la beauté, voici des volontés assez rares cette année pour être signalées, qui n’empêchent pas pour autant le film de nous livrer sur un plateau un récit parfaitement brodé d’où rien ne dépasse. S’il convient de saluer le grand soin apporté à l’ensemble, voilà tout de même un cinéma tout ce qu’il y a de plus sage et appliqué. On en oublierait presque qu’il s’agit d’un premier film, tellement sa mécanique (la revoilà) paraît un peu trop bien huilée.
Dans Dustur, ce lieu souvent pointé comme une zone de non-droit qu’est la prison devient le terreau inattendu d’une réflexion sur un nouveau départ contemporain de l’idée d’État de droit. A l’occasion d’un atelier mené par un moine catholique et un médiateur musulman, les détenus de la prison de Bologne sont invités à échanger autour des principes fondateurs d’un nouveau système italien, avec pour objectif final la rédaction d’une constitution. Par ce simple postulat, nous voilà ainsi placés au carrefour de quelques grandes thématiques de notre temps. Parmi elles, ressort évidemment plus que toutes autres la question de la place des lois qu’auraient dicté les dieux au sein de celles écrites par les hommes. Les échanges au sein de l’atelier sont durs, laissant entrevoir des différences fondamentales concernant la définition même de ce qu’est une démocratie. Un peu à la manière de Wiseman quand il s’agit de filmer l’atelier, Marco Santarelli restitue les conversations sans effet de manche. L’accent est mis sur ce que les propos révèlent des interactions entre les interlocuteurs, plus que sur ce qu’ils disent séparément. Ce montage, pertinent, suit les logiques d’une démocratie se nichant dans ces espaces et ces silences, séparant les individus en même temps qu’ils les réunissent.
Parallèlement, nous suivons Samad, dont nous ne savons pas très bien s’il est encore en prison. Il s’avère en fait qu’il est alors en conditionnelle, mais le film travaille longtemps l’ambiguïté à ce sujet. Cette confusion volontairement entretenue, si elle n’aurait pas été inintéressante dans un autre contexte, gêne ici. Deux films semblent cohabiter au sein d’un seul. Mais peu importe, car l’important reste que la trajectoire de Samad va l’amener à croiser celle des participants à l’atelier, qu’il rejoint en tant qu’ancien détenu et étudiant en droit. Cette manière de réunir une trajectoire personnelle (Samad s’est remis en marche, il est désormais en mouvement), et la réécriture, certes fictionnelle, d’un droit nouveau, permet à Dustur de jouer sur les échelles de grandeur. L’enjeu réel n’est pas le contenu de la constitution (nous n’en prendrons jamais connaissance), mais bien ce qui en est à l’origine, à savoir l’échange de paroles. Chaque écriture commune du droit terrestre est l’expression des problématiques de son temps, rappelle un des deux médiateurs en prenant pour exemple la constitution italienne actuelle. Accepter d’y participer reviendrait donc à accepter d’écrire un projet d’Histoire commune, à sortir de la stagnation d’un état de fait en partageant des compréhensions diverses d’affrontements idéologiques contemporains. Ce chemin se devrait alors d’être arpenté individuellement en même temps que collectivement. La trajectoire de Samad le mène à accepter son histoire personnelle, à la raconter et la partager. Elle le mènera également à la confrontation avec d’autres histoires, notamment dans cette scène certes un peu trop provoquée mais parfaitement insérée dans la structure du film de la visite d’un haut lieu de résistance au fascisme.
La profondeur des réflexions qu’ouvre Dustur ne l’empêche ainsi jamais de proposer un cinéma que l’on peut sans peine qualifier comme engagé. Cet engagement ne se mesure pas simplement à la puissance de son sujet, ni à celle de ses partis pris formels. Il s’agit plutôt de sa construction, fragile, parfois un peu éparpillée, mais aboutissant à un équilibre véritable, en adéquation avec la question de savoir ce qui est filmé ici, et ce qui est questionné. Marco Santarelli sert ainsi discrètement un ambitieux projet documentaire : se tourner entièrement vers son sujet pour l’ouvrir à diverses lectures, sans se laisser fasciner par lui. Il ne s’agit ni de constater, ni d’expliquer, encore moins de frapper fort, mais d’ouvrir de nouveaux espaces de réflexions communs, réunissant personnes filmées et spectateurs. La remise du Prix des Jeunes à Dustur est en cela une excellente nouvelle.
Laissés-pour-compte
Un plan miraculeux de La Balada del Oppenheimer Park (Compétition internationale), en partie fortuit, renferme à lui seul tout le programme et la belle ambition du film : on y voit Bear, leader charismatique d’un petit groupe d’Amérindiens exilés des réserves canadiennes, commenter, ivre, l’effigie en carton d’un chef illustre de sa tribu d’origine quand, loin dans l’arrière plan, passe un bruyant essaim de choppers dont les vrombissements lui imposent le silence. Sepulveda ne coupe pas, car le regard noir de Bear, enfoncé dans l’œil fixe de la caméra, reflète à cet instant précis ce que ni les mots ni les textes ne résument avec autant d’éloquence : la honte de voir réservé au périmètre d’un parc public les derniers représentants d’un peuple dont le territoire, autrefois sans limites, ne s’appelait pas encore l’Amérique. Que le parc Oppenheimer soit planté au milieu de Vancouver et non d’une métropole des États-Unis n’a rien d’anodin. Les tribus du futur Canada, on le sait, furent parmi les premières du continent – sinon les premières – à rencontrer, négocier, guerroyer puis se faire massacrer par les visages pâles. C’est sans doute pourquoi Sepulveda, avisé qu’une dizaine d’Amérindiens issus de différentes réserves y liquidait leurs allocs en crack et alcool, a décidé de focaliser son attention sur les résidents de cette pelouse en particulier : car ce peuple décimé, perpétuant ses traditions dans le secret de la défonce, la belle Vancouver ne veut pas en voir l’agonie. D’où l’absence de contrechamp sur le reste du monde, outre le vacarme de la métropole (placée cinquième au « classement des villes où il fait le plus bon vivre » par l’Unesco) qui rappelle constamment que ce village à ciel ouvert n’a rien d’un camp fortifié d’irréductibles peaux rouges. Et si La Balada del Oppenheimer Park, passé le climax du silence de Bear, finit un peu par bégayer les mêmes images, difficile de reprocher au cinéaste de vouloir nous montrer longuement, et frontalement, une réalité que, là-bas, hormis quelques rares bénévoles, personne ne veut regarder en face.
Au moins Sepúlveda laisse-t-il toute la place à ses personnages, si misérables soient-ils ; ce qui n’est pas le cas d’un autre film, penché lui aussi sur le partage des terres entre autochtones et colons, mais cette fois-ci à l’hémisphère Sud du continent Américain. Dans El Viento Sabe que Vuelvo a Casa, José Luis Torres Leiva se glisse dans les pas d’Ignacio Aguëro, réalisateur de fiction venu trouver auprès des habitants de l’île de Meulin, au large du Chili, de quoi étoffer un scénario dont l’histoire s’inspire de la disparition d’un jeune couple « mixte » (un colon et une indigène). Si l’on comprend vite que l’enquête en question n’est que le prétexte à portraiturer une île où blancs becs et natifs continuent de se regarder en chien de faïence, rien ne laissait pour autant imaginer que le film dévierait si loin de son rivage. Plutôt que d’en rester à l’ethnographie décontractée que lui offrait son dispositif à l’oblique, Torres Leiva, trop fan des clowneries de son confrère, enfile les entretiens comme un collier d’anecdotes et aboutit, au lieu du tableau singulier de ces communautés renvoyées dos à dos par des siècles de discrimination, à une compile du rire. Typique de ces projets péteux qui tirent une grande fierté à ne rien raconter, El Viento Sabe que Vuelvo a Casa s’enlise dans son humanisme du petit peuple et ne fait pas mieux qu’un film à sketch. Résultat, une mignardise de plus à mettre au compte d’une édition qui n’en manquait pas ; sauf qu’à racoler sans cesse la connivence des spectateurs au détriment des interviewés, le film, regorgeant de clichés de provinciaux intimidés par la caméra, mérite en prime d’être distingué pour son gâtisme. Mais devant l’indélicatesse du ton badin adopté sur un sujet aussi lourd que le ressentiment des indigènes au Chili (qui plus est brillamment traité, il y a peu, par Patricio Guzmán dans Le Bouton de nacre), on ne fera pas à Torres Leiva le plaisir de blaguer : pour nous, c’est zéro pointé.
Du cosmétisme à la sublimation
Reveka commence assez mal, finit un peu mieux, mais laisse surtout un gros sentiment de gâchis. Des mineurs de Bolivie s’engouffrent quotidiennement dans une caverne, située au sommet d’une montagne, pour en exploiter le filon d’argent. Le péril est grand car les galeries, en plus d’être fragilisées par des années de creusements, sont situées sur une zone sismique, accroissant par conséquent les risques d’effondrement. Les anecdotes d’écrasement vont bon train et les ouvriers, qui se considèrent comme des frères, prient chaque jour, en plus du Christ, la divinité de leur grotte. Bref, un sujet en or, et un décor dont la splendeur n’a malheureusement pas échappé aux réalisateurs… Trop occupés à compiler harmonieusement leurs time-lapses de levers du jour sur la vallée, le miroitement des minéraux et les captations de moments de vie édifiants – coucou les familles en pleurs ! –, les cinéastes négligent un gisement allégorique prometteur au bénéfice de l’épate. Cherchant la sidération à chaque plan, sans faire décoller la chronique de sa petite routine pour autant, Reveka, enfermé dans son écrin de joliesse, ne dépasse jamais le niveau de l’anecdote. C’est d’autant plus regrettable qu’affleurent ça et là, émiettées dans un montage qui ne les aperçoit probablement pas, les visions stupéfiantes à quoi prêtait ce couloir nourricier, qui fait naître des frères et englouti ses propres fils. Un vrai gâchis, donc, tant certaines images font parfois naître l’espoir d’une direction imprévue, comme lorsqu’apparaît cette énorme machine de forage dont on ne comprend pas l’utilité (ce n’est pas un reproche), avant que le film ne se rabatte, comme avide de son cosmétisme, sur le train-train lustré d’une vie quotidienne dont on finit par ne plus rien attendre.
À peu près tout l’inverse de I Dance with God de Hooshang Mirzaee, court métrage un peu craspec programmé en première partie d’un candidat bien plus propret (Les Héritiers de Maxence Voiseux). Sauf que si, comme Reveka, I Dance with God est complètement anecdotique, lui au moins ne s’en cache pas ; parvenant in fine à sublimer sa petite chronique d’un handicapé. Quelque part au Kurdistan, Ali Badri, papi aveugle mais toujours chenu, joue de sa cécité pour faire tourner son petit monde en bourrique ; à commencer par sa femme, souffre douleur un peu lassée des pitreries de cet olibrius dont elle est la première victime. Mais alors qu’il semble lancé sur les rails d’un portrait mi-fasciné mi-amusé, Mirzaee se paye le luxe de surprendre deux fois : d’abord en surclassant un film de handicapé (véritable sous-genre du docu) en comédie du quotidien, rappelant au passage que les cécités du troisième âge en font le plus burlesque des passages de la vie – ce n’est qu’une question de point de vue, et Mirzaee a le mérite d’en avoir un original ; ensuite, plus fort encore, en glissant du registre comique au gouffre de tristesse qu’il conjurait vainement, laissant comprendre vers la fin que ce couple solitaire souffre d’avoir brutalement perdu son fils unique dans un accident de voiture. Non content de creuser ce clown d’un envers de désespoir vraiment troublant, le renversement offre surtout un contraste stupéfiant entre burlesque et tragédie intime, deux registres que l’on ne s’attendait pas à voir si bien cohabiter dans un festival de documentaire. Et ce n’est pas pour nous déplaire.