Dernier film de la série des « Comédies et proverbes », L’Ami de mon amie est quelque part entre le pays du marivaudage et la région du réalisme. Comme souvent chez Rohmer, il s’agit de détourner le proverbe de départ ‑ici, « les amis de mes amis sont mes amis »- au travers d’un chassé-croisé de personnages et de sentiments. Très ancré dans les années 1980, le film condense cependant les divers fondements de la force de Rohmer qui mêle, comme à son habitude, la légèreté et la peur de vivre.
L’étroite ruelle qui sépare l’amour de l’amitié n’en finira jamais de passionner Rohmer. Rarement l’amour du cinéaste pour le chassé-croisé amoureux et le quiproquo n’a atteint une telle simplicité, une telle légèreté. Il s’agit pour Rohmer de faire, une fois n’est pas coutume, œuvre d’amoralité et de modernité : comme en témoigne le décor, la ville-nouvelle de Cergy, les personnages sont à l’image de leur époque. Ils vivent, se meuvent et évoluent dans une ville construite de toute pièce, sans histoire réelle : si leurs activités sont résolument modernes ‑le ski nautique notamment, ersatz des sports maritimes pour urbains‑, leurs préoccupations, leurs errements, sont universels. Le proverbe n’est pas universel, il est un point de départ ; le tourment humain, amoureux, l’est. Rohmer nous offre, avec L’Ami de mon amie, une véritable cartographie des sentiments. La classe moyenne semble ici avoir été la meilleure loupe pour comprendre les agissements d’une classe, parfaitement intégrée (et enfermée ?) dans un espace nouveau. L’homme façonne le paysage facilement, s’y fond tout aussi facilement, mais y trouve sa place bien plus hasardeusement. Il faut compter justement sur les chemins de traverse, sur les initiations… et sur le hasard, plus éclairant pour Rohmer qu’une quelconque fatalité.
Blanche rencontre donc Léa qui vit en couple avec Fabien qui connait Alexandre : Léa est trop légère pour Fabien, Blanche pas assez pour Alexandre. Les femmes parlent entre elles, les hommes se toisent, les êtres se croisent dans un village labyrinthique où la sociabilité n’est qu’apparence : la beauté plastique des grandes places, des grands ensembles de la périurbanisation a éloigné les personnages du centre parisien, du noyau. Ils se sont dispersés spatialement et sont dispersés moralement : chacun est attiré par son opposé, tout en aimant son semblable. Chacun se débat dans un décor trop rigide, métaphore de la modernité certes, mais également d’une peur de la maturité chez Léa ou Alexandre, d’une peur d’être rejeté(e) ou dédaigné (e) chez Blanche ou Fabien. Rohmer préfère dans son conte « moral » le plan fixe, le cadre droit, la ligne des immeubles et des conduites : chaque scène est une étape de plus dans le quiproquo entre les deux amies, et les quatre amants… qui mène à un dénouement très rapide. Car là n’est pas la question pour Rohmer : il ne s’agit pas de savoir vers quoi le marivaudage mène, mais ce qu’il révèle des êtres. Ces derniers sortent en permanence du cadre, prennent une liberté très éphémère, et sont vite rattrapés par une caméra qui les suit dans leurs moindres hésitations.
C’est cette instabilité que Rohmer capture. Derrière les panoramas et les baies vitrées du paradis de fin de siècle s’exposent des êtres enfermés dans leurs peurs d’appartement. Rohmer ne fait pas de distinction entre surface et profondeur : tout est lié, l’insatisfaction des uns et les petites lâchetés des autres, la banalité. La beauté, la vérité sont partout, par bribes, mais elles ne s’exposent qu’en pleine nature, lorsque la parole, même maladroite, est libre. On a beau échangé les hommes, les femmes, les vêtements et les couleurs, on ne change pas vraiment. Les événements sculptent les destins sans déformer les êtres, les hasards leur donnent le coup de pouce qu’ils ne sont pas toujours capables de se donner à eux-mêmes. Derrière la ville surgit la forêt, derrière l’amitié surgit l’amour, parce que tout cela arrive. Rohmer ne s’intéresse ni au sursaut dramatique ni à l’explosion sentimentale : il scrute quelques êtres qui ressemblent à n’importe quel quidam, il scrute le réel. Il est étonnant de voir à quel point Rohmer est encore considéré comme le réalisateur du dialogue faux, de la pose d’acteurs ‑tous incroyables ici-… il n’a pourtant cessé de s’accrocher à ce que l’humain comporte de plus vrai, de plus existentiel. Et L’Ami de mon amie en est un bel exemple.