Avec seulement deux films en plus de vingt ans (Malina en 1991 et Deux en 2002), les prises de paroles de Werner Schroeter, figure du Nouveau Cinéma allemand avec Fassbinder, Herzog ou Sanders-Brahms, sont rares et suscitent donc une certaine attente. Le cinéaste s’est vu décerner le Lion spécial du Jury à la dernière Mostra de Venise où Nuit de chien était en compétition officielle. Il s’agit d’une œuvre cauchemardesque où l’amour est percuté de plein fouet par un monde en déchéance. Baroque et bancal, sombre et anarchiste, il est aussi difficile d’être pleinement convaincu que de nier les fulgurances de la mise en scène et la capacité à installer une étrange atmosphère.
La situation de départ est des plus limpides, Ossorio (Pascal Greggory) est de retour dans une ville assiégée et terrorisée afin de retrouver celle qu’il aime, Clara, pour fuir par un navire partant à l’aube. C’est donc le récit d’une nuit de cet homme dans un monde déliquescent et corrompu ; le dictateur Barcala est déchu, la milice de Morasan terrorise la ville. Les gens ne sont pas là, Clara la première, les rendez-vous manqués, les liens interpersonnels sont marqués par une impitoyable versatilité. « C’est la fin » dit une femme, « Qui donne les ordres ? » demande Ossorio en fixant mécaniquement son regard vers le château. Logique kafkaïenne et agissements absurdes dans un monde de cauchemar en train de sombrer, ceci sans laisser entrevoir l’espoir d’une quelconque renaissance radieuse. Charmante ambiance…
Ce train aux vitres entravées par lequel le personnage principal arrive, les apparitions récurrentes d’un vendeur de ballons aux couleurs de l’oriflamme du IIIe Reich, les flux de réfugiés, cette atmosphère décadente de fin de règne dictatorial où il s’agit de sauver, individuellement et collectivement, ce qui peut l’être. Les référents historiques de Werner Schroeter, né en 1945, s’imposent avec évidence et tournent autour du ressassement obsessionnel du passé allemand, côté face sombre et traumatique. Un taxi ne s’émeut pas d’avoir renverser un réfugié, la dignité et l’intégrité des corps et des êtres ne sont plus de rigueur. Dans ce monde en proie à l’autodestruction, on suit l’errance nocturne d’Ossorio, somnambule déboussolé, manipulé et instrumentalisé, dont la quête initiale se dilue peu à peu.
Tout autant metteur en scène de théâtre et d’opéra (ces premières œuvres cinématographiques sont d’ailleurs des hommages à ce dernier), Werner Schroeter appose une artificialité à son cinéma. Très souvent, le cadre est traité selon un bloc scénographique théâtral, notamment lors de la séquence dans le club « First & Last » où le contact d’Ossorio est assassiné derrière le rideau rouge de la scène où se produit un groupe pop. Le règlement des déplacements des personnages, leur disposition, leur manière de se mouvoir, les jeux de regards ; tout renvoie ici à une scène de théâtre. Le personnage principal est à la fois partie prenante et spectateur de la pièce qui s’y joue. Cet aspect de la mise en scène est à double tranchant. L’artifice devient parfois grandiloquence, notamment un symbolisme religieux et blasphémateur plutôt lourdingue. Le chef milicien et son assistant officient dans une église où ils infligent des sévices qui tournent à la séance SM et dont les victimes ressortent avec la rate éclatée ou le vagin ensanglanté. Et tout ça sous les yeux du petit Jésus. Mais par ailleurs Werner Schroeter fait merveille pour installer cette atmosphère décadente dans d’impressionnantes séquences, notamment à l’intérieur du « First & Last », ainsi que l’aspect carnavalesque et la dimension hautement pulsionnelle et sexuelle d’une humanité au bord du gouffre.
Adapté du roman Para Esta Noche de l’Uruguayen Juan Carlos Onetti, écrit en 1943 à partir d’un épisode de la guerre d’Espagne, Nuit de chien se situe à Porto, ville pleine d’aspérités que Schroeter exploite visuellement avec une belle efficacité. Ajoutons la belle sophistication de la photographie, évidemment cruciale pour ce film noctambule ; même si tout n’est pas du même tonneau et l’on frôle parfois l’indigestion. Tout en suivant la déambulation d’Ossorio, on voit défiler une impressionnante galerie de comédiens, parmi laquelle figure une « jeune » garde confirmée (Bruno Todeschini, Éric Caravaca, Amira Casar) et de « vieilles » valeurs sûres (Bulle Ogier, Sami Frey, Jean-François Stévenin). L’affiche est alléchante, mais la structuration du récit en saynètes procure souvent l’impression que les comédiens assurent une performance, pas toujours réussie, et l’on se demande au service de quoi sont-ils véritablement. Extension fatale d’une artificialité et d’une théâtralité assumées ? Ceci est en tout cas à l’image d’un film en face duquel on hésite avec une belle constance.