Assumant une écriture personnelle et une vision impressionniste des films, Azoury construit une belle et noire cinébiographie de Schroeter sous forme d’un chant d’amour. Un livre fragmentaire, tissé de références, et accompagné de véritables visions des films, le tout entrelacé de développements théoriques écrits avec style. Un bel accompagnement pour visionner le cinéma de Schroeter (auquel le Centre Georges Pompidou consacre une rétrospective).
Toute la question, quand on tient en main le livre de Philippe Azoury, avant de le commencer, pendant la lecture et après, est la suivante : est-il possible d’écrire sur Werner Schroeter ? Peut-on parler de ces « corps-énigme » (comme disait Serge Daney), fantômes du maître baroque qui les envoie à notre rencontre ? Pour tout critique de cinéma, le cinéma de Schroeter effraie, car le langage critique perd de son pouvoir d’autorité, de maîtrise. Alors que faire ? Tenter de se déstructurer soi-même, d’imposer à son écriture des circonvolutions parallèles aux films, une errance : la parole est destinée à se perdre ; comme on le dirait d’une fille perdue, perdue pour la société en mal de mots et de leur ascendant de significations.
Le livre est composé de 74 fragments. Peu importe leur nombre, il pourrait être infini. Les fragments assument la fonction du souvenir, de l’errance mentale : des traits flous, dérivants d’un attachement (à un film, à un biographème, et quelques tracés théoriques). En cela, ils n’ont rien de commun avec les fragments barthésiens, circonscrivant et déroulant des points précis. Leur fonction est ambiguë, car en réalité ils ne peuvent être hétérogènes entre eux tant ils le sont déjà intérieurement. De fait, ils permettent tout bêtement de lire le livre par bribes et dans le désordre (même si subsiste un ordre minimal, autoréférencé, qui peut éclairer ou obscurcir chaque fragment par les précédents).
Ce livre en forme d’un carnet de note, achronologique (dans le récit et l’écriture) et aux volontés poétiques, montre bien la difficulté qu’a Philippe Azoury d’assumer quelque structure que ce soit. On pourrait dire qu’il a une confiance aveugle dans le style, et ses métaphores sont contagieuses (cet article en est la preuve). Seul lien : la mort, dont on a pas peur (Schroeter), qu’on jette pudiquement ou qui est toujours déjà là (telle la perte de la voix). Violence, peurs, noirceur constitutive et deuil de pacotille, Philippe Azoury développe à partir de cette fascination noire tout un univers où viennent s’agglomérer un ensemble de visions tirées des films, qui dessinent moins les « lignes » politique du cinéaste que ce qui pourrait être sa culture.
La tonalité épique du livre place d’emblée celui qui le lit devant un choix radical (choix que propose aussi le cinéma de Schroeter) : accepter ou refuser d’assumer un désir (mot que Foucault révoque et qu’il oppose à «plaisir»), une forme de croyance. « Je suis habillée comme une fille moderne et je suis amoureuse de toi » : cette citation de pissotière en exergue du livre pourrait bien en être le projet : assumer, comme dirait Deleuze, le devenir-folle d’un lecteur épris de Werner Schroeter. Assumer, le temps d’un livre, de devenir la plaque sensible d’une série d’images fantasmatiques, s’imprégner de la fascination des films.
Ce choix radical est aussi celui du camp, notion très problématique (à laquelle Susan Sontag s’était frottée, décalée et complétée aujourd’hui par Jean-Yves Le Talec) d’un second degré homosexuel formant une culture à la fois inconsciente, sous-entendue et libératoire. Philippe Azoury l’évoque fort à propos pour Schroeter. On ne peut pas faire du camp un manifeste (on ne réalise pas un film camp), mais un schème de lecture.
Une fois le ca(m)p de l’adhésion passé, comment se présente l’ouvrage ? On pourrait dire qu’Azoury transforme tout en anecdote, ses propres rencontres avec Schroeter, celle de Schroeter avec sa troupe (il est, avec Fassbinder, un des rares cinéastes à en posséder une) ou des intellectuels (passionnante rencontre avec Michel Foucault), les rencontres avec les films. Cet « anecdotisme », ne déprécie pas le projet, il va au contraire dans une approche plus intimiste. Si on peut parler d’impressionnisme, il faudrait le faire dans la tradition du XIXe, celle d’une réception quelque peu hallucinée d’un réel déconstruit, en ruine. Ce réel est celui des films, et il est pour cela impossible d’opposer à Azoury les interprétations qu’il retire parfois des films : on ne peut pas surinterpréter Werner Schroeter. Ce qui n’implique pas que l’on puisse, d’autre part, dire n’importe quoi. Le délire a une direction, une forme spécifique de nourriture, une tournure : il doit allier le style (littéraire), à ses sens jetés, compossibles (Leibniz). Ce que fait avec brio l’auteur.
Le livre d’Azoury est donc un bon livre, et sa création fait sentir tous les autres livres possibles, qui pourraient exister et former une petite galaxie gravitationnelle autour de l’astre Schroeter. J’aimerais dire qu’il donne envie d’écrire (et d’assumer le je subjectif), par une forme troublante de distance un peu chic (décadente), et d’enthousiasme sincèrement passionné. Émotions proprement schroeteriennes.
Cela étant dit, la question de départ me taraude : serait-il possible d’écrire autrement sur Schroeter ? Le corollaire de cette question étant : peut-on refuser l’impression sans refuser la proximité avec l’œuvre ? Schroeter, comme tout auteur, est à la fois une personne (hélas aujourd’hui morte) et un personnage. Azoury les fond en une seul figure, tout en espérant, comme on pourrait le voir dans les films de Schroeter, que nous faisons à la lecture la distinction qui nous est propre (lui, ça ne le regarde plus, et il ne se charge pas spécialement de nous convaincre). Prolongeant par là un souci du camp : le travesti est à la fois la femme rêvée et banale (cette anecdote d’Azoury sur Candy Darling désireuse de devenir une petite bourgeoise), et l’homme soucieux et heureux. À l’écran, nous ne voyons qu’une figure trouble, dans laquelle se ramasse tout cela. Ce signe du camp est la face inverse, complémentaire et voilée, de ce livre et son chant du cygne.
Mais que se passerait-il si l’auteur disparaissait vraiment, et qu’on ne gardait que les œuvres, sans leurs à-côtés, sans les mille et une histoires qui les entourent ? Étrangement, cette question ne s’est jamais posée pour Schroeter (des cinéastes lointains, ou à l’intérieur de systèmes de studio, des écrivains anciens, ont pu, eux, être évalués sous le pur critère des œuvres sans auteur), car il amène avec lui trop de mythes (la Callas en premier lieu) et qu’il devait être une personnalité absolument fascinante (Azoury le montre bien). Foucault l’avait essayé, et il serait vraiment bien que quelqu’un essaie de s’y risquer.