Le Centre Pompidou consacrait du 2 décembre 2010 au 22 janvier 2011 une rétrospective de l’œuvre cinématographique de Werner Schroeter, disparu le 13 avril 2010 après s’être activement engagé dans la mise en place du cycle qui lui est consacré. L’occasion de revenir sur quelques films du plus singulier des réalisateurs du Nouveau Cinéma Allemand comme sur autant de fragments qui composent une certaine féminité.
Maria Callas
Maria Callas Porträt, Mona Lisa et Maria Callas singt 1957 Rezitativ und Arie der Elvira aus Ernani 1944 von Giuseppe Verdi (1968). Trois courts-métrages expérimentaux en hommage à Maria Callas, littéralement adorée par le cinéaste alors âgé de 23 ans. Le premier est un montage de photographies couleurs et noir et blanc de la diva, dominé par la musique d’opéras de Verdi et de Bellini, dont des extraits sont répétés en boucle. Aux longs plans que Schroeter accorde aux portraits couleurs, visibles au début et à la fin du film, répond le montage très rapide d’une multitude de photographies de scène noir et blanc. Insistantes ou fulgurantes, les images de la Callas forment un tout quasi monstrueux, créent une figure nouvelle, presque étrangère au référent filmé. La redondance des extraits musicaux achève de faire de ce portrait une forme folle, une chorégraphie exaltée proche d’une transe lancinante.
Mona Lisa va au bout de l’idée de répétition engagée par Maria Callas Porträt. Le film monte deux photographies noir et blanc de la Callas (dont une est une publicité) avec le célèbre portrait de Léonard de Vinci. Schroeter opère un aller-retour obsessionnel entre ces deux images et cadre furtivement, à quelques rares reprises, une reproduction de La Joconde. La musique y est à nouveau omniprésente, mais désormais beaucoup plus hachée, presque jusqu’à l’abstraction. Les extraits sont très brefs, butent sur ce qui semble être l’aiguille d’un tourne-disque pour revenir au début à chaque fois, puisent aussi bien dans des tubes populaires italiens que dans des airs d’opéras. La monstruosité esquissée dans Maria Callas Porträt est ici menée à son terme. Les trois images ne sont plus seulement montrées dans leur intégralité mais Schroeter s’attache également à cadrer la bouche, les yeux, le nez de la Callas, intercalés par des gros plans de parties de la reproduction de La Joconde qu’on peine à identifier. Morceaux de musique sur morceaux de visages construisent un portrait cubiste audiovisuel. Fait remarquable : l’une des deux photographies de la Callas nous la présente sous un jour terrifiant. Bouche ouverte, traits marqués et bras tendus en avant en font un animal féroce, figure avec laquelle le cinéaste aimera flirter quand il filmera ses actrices. Des gros plans ne manquent pas de souligner l’ombre présente à l’intérieur de la « gueule » ouverte de la cantatrice, dessinant deux canines de vampire. La diva semble prête à la dévoration.
Dans Maria Callas singt 1957 Rezitativ und Arie der Elvira aus Ernani 1944 von Giuseppe Verdi, Schroeter réalise un portrait de la Callas doublé cette fois-ci d’un autoportrait puisqu’il se filme lui-même entouré d’images de la cantatrice et de textes du livret d’Ernani de Verdi, qu’on peut entendre à nouveau en boucle. Le film est très intime. Schroeter est chez lui, cadre son sexe, son visage et des objets en gros plans. On n’est pas loin du journal filmé. Ce troisième opus complète parfaitement les deux premiers. Le cinéaste s’y pose physiquement comme sujet et cohabite dans l’image avec l’objet de son adoration. Il plonge dans la monstruosité faite film qu’il s’est attaché à construire dans les deux précédents courts-métrages, pour ne plus faire qu’un avec celle qu’il considère comme la personne la plus importante de sa vie.
Carole Bouquet
Le Jour des idiots (1981) marque la première collaboration du cinéaste avec Carole Bouquet, qui se répétera avec Poussières d’amour en 1996. L’actrice trouve peut-être ici son plus grand rôle. Elle y est fiévreuse tout en étant marmoréenne, campe une madone dangereuse et passionnée. Les circonstances qui ont poussé Schroeter à vouloir travailler avec Carole Bouquet sont pour le moins surprenantes. C’est en l’observant dévorer son repas dans un restaurant qu’il décide de la faire tourner. « J’engouffre » nous dit l’actrice venue spécialement présenter la séance. Comment ne pas faire le lien entre cette histoire et la Callas de Mona Lisa, également saisie à un moment d’expression de sa voracité ? En soulevant la soupape recouvrant la bestialité des femmes du Jour des idiots, Schroeter nous réconcilie avec un versant de la féminité trop souvent étouffé au cinéma (mais pas seulement) au profit d’une féminité gracieuse et séduisante. Les femmes de Schroeter sont des créatures féroces dont l’unique dangerosité est de ne pas coller à une définition policée. L’action se déroule dans un hôpital psychiatrique exclusivement féminin dans lequel Carol (Carole Bouquet) s’obstine à être internée. Les patientes y vivent les unes sur les autres dans l’expression collective et exaltée de leur sexualité affolée. Quand l’une d’elle urine devant ses complices, Schroeter ne met plus seulement en scène la nudité mais ce que celle-ci réalise, ce qui est beaucoup plus indomptable. Cette exposition du corps vivant dans sa plus grande trivialité ne trouve plus aujourd’hui d’écho remarquable si ce n’est dans les créations de Jan Fabre. La Carol du Jour des idiots a un violent désir de vivre au point de ne plus vouloir quitter ces femmes « sur-vivantes », jusqu’à une scène finale dans laquelle la mort se présente comme l’unique alternative à la désertion de l’hôpital. Les « idiots » de Schroeter forment un ballet organique dont les membres entrelacés s’unissent dans l’expression d’une féminité que les murs de l’asile ne peuvent contenir pour finalement s’écrouler comme un décor de théâtre de carton-pâte. L’internement abusif des femmes, longtemps pratiqué et visant la plupart du temps à faire taire une voix qui se faisait trop pressante (celle d’une sexualité ou tout simplement d’un désir d’être autrement), trouve ici sa ruine.
Isabelle Huppert
Le personnage interprété par Isabelle Huppert dans Malina (1991) déborde également d’une énergie que son mari et son amant (Malina et Ivan) sont impuissants à contenir. Cette femme à laquelle le film n’attribue aucun nom est, malgré l’amour qu’elle porte à son amant, l’unique source du feu qui la tourmente. Le grand mérite de Schroeter est de faire de son personnage féminin la maîtresse de son sort et de ne pas faire dépendre la passion qui la consume d’un personnage masculin. Philosophe émérite, son désir de création est l’unique flamme qui provoque son animation folle et autodestructrice, progressant jusqu’à qu’à un final spectaculaire où la jeune femme erre au milieu des flammes qui envahissent son appartement. Isabelle Huppert est excellente et son interprétation confirme, au-delà du talent de l’actrice, que Schroeter est un grand directeur d’acteurs. Elle est de tous les plans et construit son personnage comme une infernale montée d’adrénaline. Sa cigarette et sa constante agitation la rapprochent parfois d’une Gena Rowlands. Voir absolument la scène-performance d’ivresse déchaînée dans un bar miteux à la Femme sous influence. Mais là où les femmes de Cassavetes dépendent encore du désir des hommes, celles de Schroeter s’en sont affranchies. À l’aliénation des unes répond la liberté des autres. La créature incarnée par Isabelle Huppert est belle, intelligente et libre. Ses deux hommes ne sont plus prétextes à un déchirement amoureux mais demeurent de simples observateurs passifs de l’effervescence dont elle est l’objet. Ce n’est néanmoins pas sans résistance que cette émancipation créatrice a lieu et la jeune femme ne manque pas de menacer son mari à la toute fin du film : « si tu me laisses, c’est un meurtre ». Mais Malina part et la laisse seule. L’idée qu’il puisse lui venir en aide n’est qu’une illusion à laquelle elle tente plus ou moins de se raccrocher. La liberté a le prix de la solitude.
Maria Malibran
La Mort de Maria Malibran (1971) est peut-être le film le plus féminin de son auteur. Les pâles figures d’Ingrid Caven, de Magdalena Montezuma ou de Christine Kaufmann sortent de l’obscurité des plans comme des statues naissant d’un bloc de pierre, parfaite illustration de l’exaltation dans les ténèbres chère à Antonin Artaud. Le cinéma de Schroeter ne vise pas très loin de l’ambition du théâtre de la cruauté, théâtre de corps, physique, presque athlétique. La théâtralité du film (frontalité des postures et des visages, travestissement, lecture de textes) impose un retour aux origines antiques du théâtre. Schroeter helléniste ? Au-delà de son sens de la tragédie, le corps et la sexualité, portés aux nues par la Grèce antique, trouvent chez Schroeter une place capitale. Dans La Mort de Maria Malibran, le corps féminin est exalté comme puissance évocatrice. Ce ne sont pas seulement la Malibran et la statuaire grecque qui sont évoquées mais tout un imaginaire féminin, de La Madone d’Edvard Munch au visage de Marlene Dietrich chez Josef von Sternberg, en passant par les chanteuses de blues afro-américaines des années 20. La féminité composée par Schroeter n’est plus seulement masculine, alternative trop facile à la féminité glamour et sexy, mais emprunte une troisième voie qui embrasse beauté, intelligence, masculinité, férocité, sexualité etc. pour toucher à un certain ordre de la vérité. D’une cantatrice à une autre, d’une Maria à une autre, c’est toutes les possibilités de la femme que Schroeter explore en les libérant du joug du désir masculin. « Ce qui peut réellement me rendre heureux, c’est par exemple que ma vedette actuelle […] commence à faire primer ses désirs sur sa timidité et qu’elle devienne tout bonnement effrontée. C’est-à-dire qu’elle laisse momentanément tomber son superbe voile d’oppression séculaire et qu’elle commence à se comporter mal – au sens positif du mot. Là, je reçois de la force en retour. »