© Noir production
Nuit obscure — Ain’t I a Child ?

Nuit obscure — Ain’t I a Child ?

de Sylvain George

  • Nuit obscure — Ain’t I a Child ?
  • France2025
  • Réalisation : Sylvain George
  • Image : Sylvain George
  • Son : Sylvain George
  • Montage : Sylvain George
  • Producteur(s) : Marie-Noëlle George, Eugenia Mumenthaler, David Epiney, Ottavia Fragnito, Susana De Sousa Dias, Ansgar Schaefer
  • Production : Noir Production
  • Distributeur : Noir Production
  • Date de sortie : 5 novembre 2025
  • Durée : 2h44

Nuit obscure — Ain’t I a Child ?

de Sylvain George

Dans le noir du temps


Dans le noir du temps

Troisième volet d’une trilogie documentaire consacrée à de jeunes exilés marocains, Nuit obscure – Ain’t I a Child ? se distingue des deux précédents films de Sylvain George par son nouveau cadre géographique : après avoir longtemps stationné dans la ville portuaire de Melilla, une enclave espagnole au Maroc qui relie l’Afrique et l’Europe, le groupe de mineurs suivi par le cinéaste a enfin atteint Paris. Sylvain George reste fidèle à l’esthétique documentaire qu’il développe depuis une vingtaine d’années, en filmant au plus près une poignée d’individus marginalisés dans un noir et blanc contrasté. Le geste poétique revêt une dimension politique évidente : il s’agit de renouveler le regard habituellement porté sur ces immigrés clandestins, en s’écartant du discours véhiculé par les médias dominants et des représentations stigmatisantes qui en découlent. En déplaçant les lignes de partage traditionnelles qui assignent à certains sujets une forme prédéterminée, Sylvain George s’inscrit dans une démarche qui évoque par exemple le travail que Pedro Costa a consacré depuis Ossos au quartier de Fontainhas dans la banlieue de Lisbonne. Chez les deux cinéastes, les individus filmés sont moins des opprimés que des laissés-pour-compte. Ils ne sont pas broyés par un système de domination que le film s’emploierait à démonter ou à analyser ; ils en sont tout simplement exclus – relégués hors des circuits économiques, en marge de la société tout entière.

Mais à la différence des films du cinéaste portugais, les délaissés n’occupent pas ici leur propre territoire délimité : la marge cohabite avec le centre, si bien que Paris semble abriter en son cœur deux mondes absolument étanches l’un à l’autre. Une séquence figure ce cloisonnement, au moment où trois jeunes migrants croisent au bord de la Seine un homme à genoux en train de demander sa compagne en mariage. La collision entre le Paris romantique idéalisé et les jeunes migrants s’accompagne d’une fracture dans la réception de la scène par les spectateurs qui se sont attroupés. Aux applaudissements et à la connivence des passants parisiens répond une réplique, à la fois sarcastique et désabusée, d’un jeune qui se demande comment le futur marié réagirait s’il lui volait son portable à ce moment-là. Cette rencontre contrariée, où deux mondes se font face sans entrer en contact, est un cas unique dans le film : les exilés évoluent tout du long de façon autonome, à l’écart de la population parisienne indifférente ou des acteurs sociaux et étatiques (à l’exception notable de la police, qui les déloge ou les convoque parfois pour possession de drogue). Ici réside l’originalité du film, notamment en comparaison avec la production dominante du cinéma français, qui aborde le plus souvent les sans-papiers à partir de la question de leur intégration, au risque de verser dans la fiction réconciliatrice arrimée à un point de vue bourgeois. Sylvain George, au contraire, ne cherche pas à résorber la scission par un discours, mais décentre son regard et s’ouvre aux quotidiens de ceux qu’il filme, ainsi qu’à leur manière alternative d’habiter la ville.

Juste présence

Que ce soit aux alentours de la tour Eiffel, dans une péniche ou sur les grilles d’aération du métro où ils déposent des matelas, les personnes accompagnées trouvent surtout refuge dans les interstices de la ville, en attendant parfois la nuit tombée pour accéder librement aux parcs et squares de la capitale. Paris ne se réduit pas à la toile de fond d’une action dramatique, mais se recompose dans une temporalité effilochée à mesure que s’inventent des circuits souterrains : les séquences se terminent de manière systématique par un lent fondu au noir, de sorte qu’aucun lien de causalité ne les relie véritablement entre elles. Les actions sont ancrées dans leur immanence, sans projection vers l’avenir ; elles s’offrent simplement dans la matérialité du temps présent. Cette logique se déploie particulièrement au gré de plans de coupe sur l’environnement des protagonistes : ici, les bouts déchirés d’une convocation par la police glissent entre les grilles du métro, là, un bouquet de fleurs se noie dans l’eau s’écoulant le long d’un trottoir. Dans l’une des plus belles séquences du film, l’un des mineurs s’enfonce de nuit dans l’obscurité d’un bois à la recherche d’un endroit où dormir. Tandis que le jeune garçon observe son environnement, attentif aux remous d’une rivière ou au ciel étoilé, la caméra cherche à partager cet éveil perceptif : aux traits à peine discernables de son visage répondent quelques plans focalisés sur les reflets de la lune s’estompant dans les nuages ou éclairant faiblement les bulles qui s’agglutinent à la surface de l’eau. Une situation de grande précarité ouvre ainsi sur un suspens contemplatif. La scène pourrait s’exposer au reproche, dont le cinéma de Costa fait d’ailleurs souvent les frais, « d’esthétiser » la misère, mais ce serait oublier que c’est le jeune migrant lui-même qui est ici le sujet de l’expérience esthétique. En prolongeant son attention par la mise en scène, George rompt avec une certaine représentation standardisée qui réduit les plus démunis au statut de victimes : ce jeune homme est reconnu comme un être pleinement sensible.

En appréhendant de la sorte les gestes concrets de ceux subissant au quotidien les conséquences des politiques migratoires européennes, Nuit obscure se prémunit contre une forme d’instrumentalisation qui ferait de ces vies le simple matériau d’un discours édifiant. L’esthétique se trouve alors profondément liée à une exigence éthique, car les individus filmés et le filmeur se trouvent sur un pied d’égalité, sans qu’aucun surplomb ne vienne donner un sens déterminé à l’observation. Après avoir assisté à une reprise de Stromae sur la place du Trocadéro, l’un des jeunes se retrouve ensuite seul dans un square, à chantonner les paroles de la chanson « Papaoutai ». Le spectateur ne peut alors s’empêcher de réfléchir à ce point aveugle de leurs histoires : où se trouve la famille de ces adolescents ? À entendre ces fredonnements, on est tenté d’y déceler une expression intime, qui viendrait compléter un récit personnel lacunaire. Pourtant, cette interprétation reste fragile : il ne s’agit pas de ses propres mots, et rien ne nous dit qu’il les répète pour autre chose que leur musicalité. Les paroles conservent leur caractère interrogatif, épaississant encore davantage le mystère qui entoure ces figures nocturnes. Cette interprétation peut in fine s’appliquer à l’ensemble des portraits qui jalonnent le film en ralentissant le rythme des séquences : si l’on partage leur rapport extérieur au monde sensible, rien dans le montage ou le découpage ne prétend accéder à l’intériorité psychologique de ces figures muettes et pensives, plongées mentalement dans un espace qui n’appartient qu’à elles. C’est peut-être à cet endroit que s’affirme le fondement éthique du film : accorder à autrui une véritable considération, c’est reconnaître ce qui, en lui, nous échappe irréductiblement.

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