Sylvain George a construit Qu’ils reposent en révolte entre 2007 et 2010 en filmant les hommes réfugiés qui habitent les « zones blanches » de Calais, dans l’espoir un jour de passer en Angleterre. Le film s’assume comme un documentaire où s’entrelace politique et poétique. Si le film prend position, sa forme n’est jamais dogmatique. Éprouvant et salutaire.
Il y a des expressions si saturées de bruit médiatique, employées de manière si mécanique, qu’on ne les entend plus, qu’on ne prend plus soin d’interroger la réalité qu’elles recouvrent. « La Jungle de Calais » serait un exemple. L’une des forces du film de Sylvain George est de redonner une réalité à ce qui n’est souvent qu’une entité lexicale abstraite, de tenter de restituer la matérialité de l’épreuve des hommes identifiés comme « les réfugiés de Calais », en somme une masse sans visages.
Dans Qu’ils reposent en révolte les éléments semblent, en effet, à chaque instant, peser de tout leur poids, de toute leur matière. La Manche, horizon à la fois ouvert et bouché, ressemble même dans le noir et blanc granuleux du film à une mer de plomb. Cette eau de plomb on prierait pour qu’elle n’appartienne pas à notre monde et ce monde on prierait pour qu’il n’appartienne pas à notre pays. Car ce qui se déroule à l’écran ressemble à un film de guerre. C’est le projet de Sylvain George de dépeindre avant tout ces hommes en corps de combattants démunis qui luttent contre des forces bien supérieures à eux : la police, la surveillance, la nature. Le film documente ainsi, dans des séquences qui font blocs, des hommes poussés dans le retranchement de postures improbables et indignes de toute humanité. Ce sont des images quasi hallucinatoires d’hommes traqués qui se cachent dans les buissons d’un parc, dans des bâtisses insalubres, qui se font avaler par des camions ou qui se mutilent les doigts au rasoir et au métal chauffé à blanc pour que leurs empreintes digitales ne soient plus identifiables par les polices européennes.
Le film aurait pu être gênant s’il n’avait été qu’un enchaînement de scènes non verbales dont on ne peut nier aussi le caractère esthétique – esthétisme auquel Sylvain George refuse d’ailleurs de soustraire, recourant à de nombreux effets formels (noir et blanc très graphique, ralentis, arrêts sur image, intertitres, télescopages du montage). Or la grande inquiétude du cinéma documentaire est de toujours nommer et redonner une individualité aux sans-droits, sans-noms et sans-grades. Le réalisateur a ainsi le tact de ne pas s’enfermer dans un dispositif trop beau et trop restreint. À mi-parcours, deux séquences de récit redessinent le film, donnant un autre goût aux images vues et à celles encore à venir. Il s’agit de deux odyssées d’hommes qui ont quitté leur pays pour traverser les mers, les tempêtes et les montagnes, subi la faim, le froid et les polices, pour finalement atterrir chez nous. Des récits comme ceux-ci se cachent chez chacune de ces silhouettes en fuite. Ils rendent encore plus indigne l’unique manière que s’est choisie notre État pour concevoir sa relation à ces hommes, à savoir la manière policière.
Avec le démantèlement de « La Jungle de Calais », le dernier mouvement du film sera d’ailleurs centré sur la violence « légitime » d’État. Comme dans un film de guerre, la bataille s’annonce dans l’appréhension, éclate en fracas puis le prince – Éric Besson en l’occurrence – constate la victoire. Sylvain George propose ici un contrepoint cinématographique et critique à un événement médiatique. Le cinéaste filme, non sans ironie, les lumières des projecteurs de télévision. Les réfugiés passent de l’obscurité des cachettes à la surexposition. Des veillées autour du feu aux spots de surveillance de la zone portuaire, il y a, à ce titre, tout un inventaire des lumières – toujours trop faibles ou trop fortes – qui dictent la vie des clandestins. Aussi le film s’achève dans la blancheur glaçante d’un centre qu’on imagine de rétention. Un réfugié fond son corps dans le drap blanc jetable de l’administration, imageant alors le constat terrible qu’un homme faisait, plus tôt dans le film, de sa condition : « Pas tout à fait vivant, pas tout à fait mort, pas tout à fait humain, pas tout à fait animal… Entre les deux. »