Depuis plusieurs années, en marge des circuits de distribution, Sylvain George s’essaie à un cinéma documentaire politique, dont le militantisme ne transige pas avec les exigences et l’ambition proprement cinématographiques. Dans Les Éclats (2011) et une bonne partie de L’Impossible (2009), montés à partir d’images recueillies auprès des migrants échoués aux marges de l’Europe, dans la « jungle de Calais », George révèle le réel de ces hommes par la voie d’une esthétique du fragment. Le résultat, au moins en ce qui concerne Les Éclats, premier prix du film documentaire au festival de Turin, est admirable.
Aimer le réel et le cinéma
Tout documentariste ambitieux fait face à une double exigence : révéler un réel et produire une œuvre dotée de valeur esthétique. La vérité de la fiction ou de l’œuvre formelle repose d’abord sur sa consistance interne. Celle du documentaire, quoique devant satisfaire celle-ci, nécessite d’abord, dans la mesure où cela est possible, une pure présence du réel : le présenter avant de le représenter, le « laisser-être » en quelque sorte. L’effacement du réalisateur devant son objet est une condition de la vérité ainsi qu’une exigence morale, surtout lorsque trahir le réel c’est trahir des hommes. Le grand documentaire, c’est la conjonction improbable de cet effacement avec la souveraineté de l’acte cinématographique : c’est aimer, et c’est difficile, le réel et le cinéma. Les Éclats atteignent cet épanouissement.
En tant que cinéaste exigeant et militant, Sylvain George devait prendre garde d’éviter deux types d’infidélité au réel : l’esthétisation qui asphyxie les dimensions morales et politiques de l’objet, et la politisation qui soumet à toute force le réel à la perfection dialectique du discours. Il se prémunit de ces travers dans Les Éclats, se laisse aller au second – mais en toute conscience et avec une certaine jubilation – dans les parties III à V de L’Impossible, et c’est ce qui fait la supériorité des Éclats sur L’Impossible. Par ailleurs, si le premier offre une belle unité formelle malgré – et par – son esthétique du fragment, le film de 2009 est en réalité un ensemble de courts, qui certes résonnent entre eux, mais pas au point de constituer une œuvre esthétiquement cohérente.
Fragments épiques
Les Éclats est hautement formel sans jamais tomber dans la réduction esthétique de son objet, et politique sans sacrifier l’image – et le réel – au message. De message d’ailleurs il n’y en a pas, ce qui ne signifie pas qu’il n’y ait pas d’acte politique. Celui-ci consiste essentiellement à montrer et monter, montrer en montant : un sol gelé, de la glace fêlée, des branches nues, un beffroi, puis des hommes se lavant, en plein hiver, au bord d’un canal, des hommes grimpant des grillages, évitant la police, parcourant les points de fuite de la ville, voie ferrée, berges, ras des murs et clôtures ; des hommes fumant, mangeant, parlant, jouant au football, riant. Des doigts posés sur du fer rouge pour ne faire plus empreinte. Puis de nouveau de la glace, des arbres agités par le vent, une zone portuaire et ses lumières, un cargo, une mer étale. Il montre des « éclats » de la vie des migrants de la « jungle de Calais », qu’il fait résonner avec les fragments d’une nature et d’une ville mornes et froides – tandis que le mystérieux harmonica de Diabolo répand son souffle et sa puissance. L’engagement moral de Sylvain George ne s’accomplit donc pas par la tenue d’un discours englobant, politique ou philosophique, mais prend une forme authentiquement cinématographique. La tentation du discours était pourtant d’autant plus grande que les hommes qu’il filme sont très largement invisibles et inaudibles – et doublement, dans la mesure où ils s’expriment dans des langues que l’on ne comprend pas – et l’on pourrait penser devoir parler pour eux. Montrer plutôt que parler donc, et laisser parler. Refuser les simplifications et satisfactions dialectiques.
Il faut nuancer notre propos. S’il n’y a pas de soumission du réel à un discours, il y a bien, au-delà du montage, une esquisse de mise en forme globale, qui n’est pas une grille de lecture mais une suggestion poétique : la vie de ces hommes est une épopée. Ils traversent les terres et les mers, affrontent mille dangers, s’échouent et repartent, puis atteignent le seuil d’une autre mer au-delà de laquelle se tient une terre promise. La perspective épique confère aux migrants la dignité des héros. Elle reste prudente et ne rabat ces hommes sur des figures littéraires ; elle est toutefois assumée – voire le plan sur le « stade de l’épopée » ! – et culmine lors d’une séquence fascinante où un homme ayant traversé la Méditerranée raconte le naufrage de son navire, et comment il a échappé à la mort et aux serpents géants qui hantaient les flots. C’est le mythe, la figure vénérable d’Ulysse, qui vient éclairer le réel, et l’esthétique post-moderne du fragment se voit vivifiée par la classique épopée.
Devenir nègre
L’Impossible, à la fois plus radical dans son parti-pris formel – du moins dans les deux premières parties – et plus conventionnel dans son discours – dans les parties suivantes –, est moins réussi, moins beau, moins vrai. Les parties I et II, consacrées, comme Les Éclats, aux migrants de Calais, restent les plus intéressantes. La fragmentation est poussée à l’extrême : montage à intervalle, variation des matériaux (Super 8, found footage), rougissement de l’image. Le rejet du continu – la vie ne peut représenter la mort – s’étend au son : longues périodes de silence, ruptures violentes de celles-ci, hachage de la parole. Désolation, existences en cendre et cris se heurtant au silence. À cela s’ajoutent les contrepoints littéraires : Rimbaud et ses nègres s’invitent dans cet hiver en enfer. C’est dans le verbe poétique que Sylvain George cherche l’esprit qui irriguera l’œuvre, une fois rejetée les formes narratives et dialectiques. C’est elle qui lie, avec plus ou moins de bonheur, les moments hétérogènes de L’Impossible, dont les troisième et quatrième parties portent sur les mouvements de contestations de 2009 à Paris, et la cinquième sur les « renégats » politiques des années Mitterrand, les gauchos ou maos repentis.
Cette dernière partie est plus intéressante que les deux précédentes, qui valent surtout en tant qu’immersion dans la « lutte sociale », sous les auspices de la Commune de Paris. Elle consiste en une mise en image, à partir d’extraits des travaux de Lionel Soukaz, de la Lettre ouverte de ceux qui sont passés du col Mao au Rotary, de Guy Hocquenghem. Les déclamations, chiasmes et outrances sur la « néo-droite de gauche » et le « renégatisme », ainsi que la mise au pilori de l’éternel BHL, sont franchement drôles et assez grisantes. On pense aux films de Debord, en plus punk et moins lyrique. On reste toutefois loin de la puissance de La Société du spectacle et surtout d’In Girum Imus Nocte et Consumimur Igni.
En bon marxiste quoi qu’on en dise, Debord était d’ailleurs dialecticien. George, nous l’avons dit, reste à distance de la méthode dialectique ; il ne l’abandonne toutefois qu’à moitié. D’abord parce qu’il relaie, dans les parties III à V, un discours contestataire largement structuré autour d’oppositions binaires : pauvres/riches, jeunes/vieux, etc. Ensuite, et surtout, en proposant une sorte de dialectique poétique, qui n’oppose pas deux éléments déterminés, contradictoires et en lutte (forces d’émancipation et de réaction, pauvres et riches, etc.) mais plutôt une réalité déterminée et son autre, indéterminé, fascinant, et peut-être rédempteur. Cette réalité est nommée Occident, son autre, Orient – ligne de fuite plutôt que nouvelle détermination, concept de la sortie du concept. Sylvain George se fait là non tant critique social et politique que critique de la civilisation européenne. Et c’est hors du champ de la raison et des Lumières qu’il vient trouver les mots de cette critique : chez Rimbaud, maudit et maudissant l’Europe. « Oui, j’ai les yeux fermés à votre lumière. Je suis une bête, un nègre. (…) Cris, tambour, danse, danse, danse, danse ! »
Il faut pourtant se rappeler de ce que le même écrivait, en conclusion du Bateau ivre, après l’expérience de l’ailleurs : « Je regrette l’Europe, aux anciens parapets. »