« Lussas » : cela ne se dit pas, cela se siffle, avec des images dans les yeux et l’idée qu’un soleil y existait peut-être avant de se voir détrôné dans ce patelin par les foudres filmiques de Jean-Marie Barbe. Car depuis 1989, s’électrisent à Lussas bien des regards. Le réel s’y déroule de ses commencements métaphysiques à l’utopie anti-fasciste pour s’installer massivement sur cette terre de souffrance qui est celle des hommes. Tous les visages du cinéma, venus du monde entier, témoignent : lettons, portugais, africains, migrants et autres passants, déviants et normaux, bobos ou populos, excentriques comme ordinaires, croyants ou désespérés, tous ces visages, à présent bien réels, firent en six jours ce qu’un dieu aurait mis huit à renoncer à faire : un portrait du documentaire.
Documentaire, comment ça va avec « le réel » ?
L’intitulé le dit, c’est bien de lui qu’il s’agit, plus que de ce fantasmatique réel, un peu trop brut et massif : les « États généraux du documentaire » relèvent de ces assemblées exceptionnelles créées pour discuter et remédier à une crise du format lui-même. Ce n’est pas le public, constitué bien plus de professionnels à la recherche de la dernière trouvaille concernant ce médium que d’Ardéchois, qui nous dira le contraire. Cela n’invalide pas ceci, la composition d’une réception ne pouvant remettre en cause la qualité d’une programmation. C’est indéniable, le documentaire vit, parce qu’il réagit à Lussas, et avec force. Mais contre quoi ? Contre un autre format dont le portrait serait probablement à chercher entre les grilles de programmation télévisuelle et cinématographique. Lussas est d’abord le rendez-vous des possibles formels qui, entre deux jus de pomme maison, se rencontrent au bout d’une table pour finalement se rendre compte que l’expérimentation et la saisie immédiate, la confrontation des discours et le récit linéaire peuvent émouvoir et faire penser des publics forts différents. Des cinéastes s’y battent pour l’intelligence et ont pour nom Thomas Heise (Die Lage), Régie Sauder (Être là), Olivier Dury (Sous le ciel), Sylvain George (Les Éclats – Ma gueule, ma révolte, mon nom), Nicolas Rey (Autrement, la Molussie), Ben Russell (River Rites), Marc Schmidt (Matthew’s Laws), et les nombreux réalisateurs de Plusieurs fois la Commune.
Mais attention, à chaque système ses infiltrés : c’est bien le même festival qui projeta dès le premier soir le lamentable La Vierge, les Coptes et moi. Sorti récemment sur les écrans, l’amateur de porno pourra y voir un « réalisateur » poursuivre un paysan égyptien avec son appareil photo dont il n’hésite pas à nous faire éprouver, plus d’une heure durant, la laide pixellisation. Bien assise dans son fauteuil d’immondices, l’image de Messeeh en train de faire son footing avant d’exploiter la force de travail de tout un village égyptien côtoya, dans la même soirée inaugurale, le Slon Tango de Chris Marker, récemment disparu, et auquel Lussas a tenu à rendre hommage. Dans ce court-métrage de 1992, le spectateur découvrait, en un beau plan-séquence, un éléphant se livrer malgré lui à la danse : l’un après l’autre, rassemblés dans une même nuitée et dans les draps dépliés du même écran nuptial, la honte et la grâce. « Le documentaire est mort ; vive le documentaire ! » semblait scander cette assemblage funeste de deux manières si contradictoires de faire le monde. Le public applaudit, et d’un enthousiasme véridique. Peu importe, semblait ricaner l’ironique destin, les morts n’ont pas de mémoire et Marker n’est plus là pour le voir.
Le souvenir de cette belle sélection, dans une semaine, dans un an, sortira bien heureusement intacte de ses quelques bévues. Car les voix réelles couvrent déjà celles des films trop niais ; déjà s’élèvent sur les lèvres les révoltes des migrants de Sylvain George dans Les Éclats – Ma gueule, ma révolte, mon nom, la loquèle systématique de Matthew dans le film de Marc Schmidt Matthew’s Laws, cette parole usée qui récite autant de silences que du Günther Stern dans Autrement, la Molussie, splendide film de Nicolas Rey, les terrifiants « Allah Akbar » qui empoisonnent Jasmine et son tendre dans le film homonyme d’Alain Ughetto.
Or, c’est terrible mais c’est ainsi, ce sont des documentaires que l’on se souvient, pas du réel. C’était d’eux et de la catégorie à laquelle ils sont censés appartenir dont il est, au fond, toujours question, non d’entités aussi floues que « les migrants » ou « les peuples » (d’Afrique, du Portugal, de Grèce et des pays baltes ou du Suriname). S’il n’était qu’un miroir à multiple facettes des bouts de réels présentés, Lussas perdrait tout de sa puissance politique pour n’être qu’un kaléidoscope en terre ardéchoise admirés une fois par an par ses propres convertis, des figurants de kermesse au rythme d’un gauchisme un peu traînant. Lussas reste politiquement incorrect car il nous force à constater que l’ensemble des films présentés sont, et pour des raisons diverses, invisibles sur les écrans les plus regardés ; qu’il y a toujours quelque chose de gênant dans les documentaires présentés, et c’est d’être de rigoureuses constructions armées de la simple intention de montrer ce qu’elles montrent et ce qu’elle font. Lussas, en projetant ce que les ondes refusent et refuseront de diffuser, en offrant un espace d’expression à ce qui sera toujours hors des frontières admises, suggère que le documentaire, ce n’est pas le contraire de la fiction, mais un artifice soucieux de son objet capable de revendiquer haut et fort son ancrage direct au réel. Et cela restera politique tant que cette revendication ira de pair avec le refus d’abdiquer, sous les coups de massue des découpages de production et de distribution, ce droit au réel.
C’est évidemment l’habitude contraire qui a empêché le vent de l’enthousiasme de souffler pour Jasmine, alors même que ce documentaire animé témoigne autant que n’importe quelle image d’archive de la mise en place du régime qui fait à ce jour saigner l’Iran. Comme si la pâte à modeler était moins apte que la pellicule ou le pixel à représenter ! Inversement, et malgré tout le talent déployé par les présentateurs à nous convaincre du contraire, certains se sentirent quelque peu outrés par la lassante prétention égotiste d’un Dieutre à parler du réel dans Jaurès sous prétexte que son zoom fut assez puissant pour atteindre, de loin, quelques migrants rencontrés au coin de sa grande histoire d’amour. Quant aux sifflets et autres grognements face au plan-séquence littéralement renversé de River Rites de Ben Russell, ils nous rassurent quant à l’avenir du festival : ils sont les preuves par le bruit, parce qu’une certaine dictature de la pensée aurait énoncé qu’un documentaire n’a pas à bouleverser le déroulement du réel, que Lussas a encore bien des combats à mener.

Ce festival remue. Car si nous en sommes encore aujourd’hui à distinguer platement fiction et documentaire, c’est-à-dire à être les spectateurs que nous sommes, c’est que tout un ensemble de découpes purement économiques nous préparent soigneusement à classer les films ainsi. Or, la seule distinction qui vaille en cinéma est celle du degré de pertinence de la construction proposée par rapport au morceau de réel abordé.
Des fins ou des commencements
Aux origines du monde (ou à sa fin, c’est tout comme), il y avait le magma ou un dernier silence de paysage, c’est-à-dire le premier et le dernier plan de Sous le ciel, le dernier film d’Olivier Dury. Genèse ou disparition de l’univers, voilà qui, à la vue de ce court-métrage de seize minutes, est indécidable. En revanche, ce qui est sûr, c’est qu’avec ce film sans trace ni présence humaine qui mime les premiers cris ou le dernier souffle du monde, Lussas a véritablement commencé.

Ni la fin du monde ni ses débuts, mais les embrassades de ses fondements (la matière et la forme) lors d’un minutieux regard porté sur les processus par lesquels s’emmêlent les différents éléments. Car à voir cette lave en fusion, cette eau faussement à l’arrêt, ces roches en suspension et une bulle en mouvement, on croirait lire par l’image un traité de physique grecque, ces patientes études dans lesquels les anciens prenaient le temps de décrire par le menu comment, de la rencontre d’éléments, un monde émerge. Mais à Platon et Aristote, pour leur étude du mouvement et des différentes formes que prend la matière, manquaient le gros-plan. Dury, mieux que les chefs-opérateurs de Malick qui se contentèrent d’enregistrer des phases et des états pour The Tree of Life, manie si bien ce dernier outil visuel qu’il le force à penser dans un délicat agencement. Cet ordre n’advint cependant qu’au cours d’un long montage sacrificiel durant lequel Dury déforma ses intentions premières de faire un film de famille. Le tournage quant à lui n’était pas ceinturée de trop d’idées mais tendu par un principe qui ne suppose que la patience : saisir quelque chose qui tantôt advient, tantôt n’advient pas. C’est que sa démarche était belle et sans prétention, il s’agissait de faire du cinéma pur : de la lumière et des sons. Ce qui reste de ces nobles intentions, c’est exactement sa synthèse : des sons si puissants, violents même, qu’ils nous feraient fermer les yeux ; des images si justes qu’on voudrait pouvoir les décoller de l’écran pour les emporter avec soi. Un temps d’énergie pure.
Loin du monde, près des images
Cette sensation, on pouvait la retrouver, avec une ampleur plus démonstrative mais tout aussi efficace, dans un film à l’envers, le troublant River Rites de Ben Russell, cinéaste auquel le festival consacrait une importante rétrospective croisée avec l’œuvre de Jean Rouch, figure phare du film anthropologique. Or, ce croisement nous fit bien plus découvrir l’écart incommensurable qui sépare les productions des deux hommes qu’il ne nous convint du bien-fondé d’une filiation de l’un à l’autre. Car si les pixels de Russell peuvent bien constituer, pour le vieil ethnologue qui ne peut plus quitter son cabinet, des « documents sur l’expérience » pour reprendre le mot de Russell, l’archive qu’il peut éventuellement devenir reste un matière première bien éloignée de ce qu’en fera éventuellement le savoir.

Le problème de Rouch est vieux comme les sciences humaines, il est celui de l’objectivité des méthodes de celui qui aborde une culture différente de la sienne. Plus spécifiquement, il s’agissait pour lui de fonder la légitimité du cinéma à participer à cette « science des systèmes de la pensée des autres » qui définit selon lui l’ethnographie. Le problème de Russell, quoique tout aussi vieux que le premier, est tout autre et pourrait s’énoncer en ces termes : comment, au et par le cinéma, créer un authentique vécu en se fondant sur une expérience réelle (une baignade, un rite, une défonce au LSD) ? Quand les films de Rouch tendaient constamment l’index vers le réel, ceux de Russell arborent fièrement leur qualité d’images : un miroir tourne sur lui-même dans Trypps # 7 moins pour nous faire perdre une quelconque référence réelle que pour nous renvoyer à l’image comme pure surface et reflet ; dans River Rites, c’est le temps tel qu’en lui-même qui se voit bouleversé. Russell y inverse l’ordre de présentation par rapport à la successivité temporelle dans laquelle le plan-séquence fut tourné, déclaration d’indépendance du geste cinématographique vis-à-vis de toute dictature d’un quelconque réalisme. Parce qu’il clame haut et fort qu’ « une représentation n’est pas ce qui est représenté ». Russell tient à ce que les choses, quoique réelles, « fictionnent ». Là est peut-être le nœud de son art, le fond énergétique de son talent : « j’espère que je suis capable d’ébranler notre malheureuse tendance à confondre les images avec le monde ».
À leur insu, les objecteurs de silence, sifflets et autres « bouhous » qui se levèrent après la projection de River Rites, virent juste, car c’est précisément cela : Russell n’est guère savant ou employé à l’INSEE mais grand imagier. L’utilisation fréquente de la voix off chez Rouch, soucieux de faire découvrir à ses contemporains le fond commun qui les rapprochait des autres sociétés, le confirme : si Rouch cherchait à nous faire partager sa compréhension des choses, Russell est un faiseur d’expériences ; si le premier a pour rêve l’épistémologie, l’autre défend, pour reprendre le terme qu’il employa durant le débat, une approche « phénoménologique ». Enfin, Ben Russell est un homme résolument tourné vers son public : car si la célèbre « ciné-transe » en plan-séquence de Rouch ne concernait que son filmeur, le cinéma de Russell est rivé à nous, purs regardants, comme guidé par un idéal somme toute bien moral de partage du vécu.

Or, c’est sur ce point que son travail, comparé à cet autre « cin’expérience » qu’est le film de Dury, devient, quoique sidérant d’effets, menacé de vanité. À côté de Sous le ciel, son Black and White Trypps Number Three qui, en douze minutes nous fait éprouver les visages vidés d’adolescents drogués lors d’une extase collective, se révèle pour ce qu’il est : la tentative de reproduire une expérience quand Dury s’efforce tout bonnement, par les moyens du montage et du gros plan, d’en inventer une.
Lorsque l’embrasement sensoriel produit par le film n’est plus, comme dans ce long film ennuyeux qu’est La Saison humide (Russell, 2008), assez puissant et enveloppant pour faire diversion, notre conscience chemine inexorablement vers l’idée que ce que nous éprouvons n’est qu’un succédané un peu raté de ce que fut, en terme d’intensité, l’expérience originaire pour ses véritables agents. Toute reproduction s’accompagne d’une déperdition de l’expérience dont la copie tire son éclat relatif, le spectateur regardant ça de loin, sans réelle immersion possible. Car si la conscience ne s’est pas décidée à s’envoler aussi haut que celles des junkies dont elle admire les silhouettes cadavériques, elle ne peut s’empêcher de retomber lourdement sur son corps qui, assis sur de mauvaises chaises, ne ressent plus qu’une seule chose : qu’il a mal aux fesses. Mais n’enlevons pas à Russell le quart de son mérite : si ses films n’a su nous convaincre de l’idée qui oriente tous ses efforts, au moins est-il parvenu à nous faire vivre, autant qu’il est possible, au plus près des images.
Terre des hommes, ces maîtres de rien
Loin des essais et autres transes visuelles, bien des films firent l’effort de lester leur public, comme pour le maintenir à hauteur d’humain, sur la terre des hommes. Quatre en particulier, Manque de preuves de Hayoun Kwon, La nuit remue de Bijan Anquetil, Héros sans visage de Mary Jimenez et Les Éclats – Ma gueule, ma révolte, mon nom de Sylvain George, jouèrent parfaitement ce rôle en abordant chacun plus ou moins différemment la situation des migrants.
Immense hors-champ de l’ère Sarkozy, formant bloc face aux images officielles du pouvoir, ces films répondent avant tout à un déficit flagrant de visibilité concernant les durées, les espaces et les cauchemars dans lesquels l’ensemble de ces personnes sont enfoncées depuis des années. Ce désir d’installer dans les rétines d’autres formes de représentation que celles imposées par les réseaux les plus usités ont manifestement poussé les réalisateurs à expérimenter toutes les sources et tous les médiums d’images disponibles, naviguant de la reconstitution par images de synthèse (Manques de preuves) à la sauvegarde d’images enregistrées par les migrants eux-mêmes à l’aide de leurs téléphones portables, en passant par les couleurs les plus discrètes (la HD de Mary Jimenez) à un noir et blanc plus creusé (la DV de Sylvain George).
Parce que le simple fait de démonter et remonter leurs existences pouvait être sujet à critiques, quelques-uns des réalisateurs semblent avoir choisi de laisser la parole et leur langage à leurs sujets pour se faire passeurs d’images, de discrets médiateurs de quelques saisies vives aux teintes médiocres et aux tremblements incessants. C’est particulièrement le cas dans La nuit remue et Héros sans visage. Le premier se fait parfois passeur de joie. Franchir la frontière turque sur des sommets enneigés, une petite séance de pose en banlieue parisienne au milieu des fleurs : Anquetil opte pour les moments de partage que des individus, enfoncés dans le même quotidien, ont choisi d’immortaliser. Mary Jimenez n’échappe pas à la logique sensationnelle en nous imposant, (sous-prétexte probablement que ces images ne sont pas d’elle), la vue d’une enfilade de corps étendus dans le sable d’or du désert tunisien à la frontière libyenne, traces des dernières souffrances de morts atroces sous les coups de la faim et de la déshydratation. Or, à bien y regarder, l’archive quitte à ce moment précis son caractère informatif pour se vautrer dans la démonstration émotive.
Ces images des migrants (et non de migrants) intéressent néanmoins à condition de prendre en considération moins ce qui est montré (des cadavres allongés dans le désert) que leurs conditions de prise de vue, c’est-à-dire de faire l’effort de dépasser leur charge dramatique pour nous interroger sur ce qu’elles nous apprennent du rapport qu’un migrant peut entretenir à son propre devenir. Car les mouvements même du dispositif sont significatifs : commençant un mouvement au raz du sol sur les pierres du désert, le filmeur ne tient pas jusqu’au bout ce cheminement en rase motte pourtant esquissé ; c’est que le mort est pour lui un tel aspirateur à regard qu’il semble pressé d’y arriver. Là où un cinéaste de métier aurait peut-être maintenu ce mouvement jusqu’à nous laisser découvrir, renforçant l’effet de surprise, le cadavre, le migrant qui ne peut voir dans ce corps qu’une annonce funeste de ses propres lendemains, se jette dessus ; s’il s’en détache par la suite quelques secondes pour cadrer l’horizon de dunes désertes parfaitement indifférentes aux morts qu’elles ensevelissent, comme fasciné par la cause de sa terreur, le migrant revient sur le corps, plus près encore, jusqu’au zoom infâme, piètre confrontation qui vaut acte de décès. Un doigt passe alors devant l’objectif, marqueur de trouble bien plus que d’amateurisme filmique, au moment où un léger mouvement vertical laisse découvrir d’autres gisants similaires, le nez couché enfoui dans ce sable orangé : si la mort est un gros plan, les morts créent le grand angle. Mais les spectateurs ne voient pas ce que l’analyse s’efforce de faire apparaître ; projeté à Lussas, impossible une seconde de penser à la relation funeste qu’entretient le filmeur à ces gisants ; certains objets exercent sur l’œil des tyrannies et empêcheront toujours, dans certaines conditions déterminées telle qu’une projection estivale, de saisir l’événement derrière le document, de voir dans quelle mesure ce qui est montré contamine la forme même dans laquelle elle s’insère. L’image seule, pour décider de sa justesse, ne peut suffire tant ses différents usages articulés à des contextes précis restent déterminants du point de vue de sa signification.
L’ensemble formé par ces quatre films plaide en faveur d’une réflexion sur le fait que certains thèmes appellent à une refonte des modes courants de la représentation. Prenons un fait, le voyage d’un ces individus à travers le monde, et les différents traitements dont il fit l’objet à Lussas. Hormis celui de Hayoun Kwon, tous les documentaires rapportent les paroles des migrants qui racontent leurs déplacements : c’est le témoignage. Mais la parole étant sujette à contradictions et à remise en question, George et Anquetil optent pour la reproduction filmique des dessins que les migrants dessinent alors au sol à l’aide de craie pour fixer, point par point, leurs propres déplacements. Or, puisque cette parole ne peut apporter de justification extérieure à la véracité de ses propres mots, puisque l’énonciation ne peut être à elle-même sa propre garantie, l’image est condamnée à endosser la même suspicion juridique dont peuvent faire l’objet les récits des migrants. Chacune des images, quant aux passés respectifs de ces personnes, ne sera jamais plus qu’un douteux enregistrement.
C’est comme pour s’arracher à cette fragilité fondationnelle de la parole que Hayoun Kwon offre une minutieuse reconstitution du trajet effectué par l’un de ces individus, Oscar. Ce que tente ici la réalisatrice, via des procédés numériques permettant la mise en place d’une cartographie en trois dimensions, c’est de transposer un type de représentation dans un autre, celui de ce Nigérien obligé de fuir son pays sous peine d’être exécuté avec son frère jumeau lors d’une fête rituelle sacrificielle, dans une forme de représentation que les instances européennes ne seraient pas en mesure de nier tant le récit est énoncé en des termes et des schémas qui leur sont familiers. Ce qui se joue ici, c’est bien sûr tout l’écart entre une tradition orale où la parole vaut et nos traditions écrites dans lesquelles elle n’est pas mieux qu’un passeur ambigu ; c’est la déperdition d’ancrage au réel imposé à leur parole par nos propres administrations qui n’en admettent pas les fondements : « manque de preuves » a décrété l’administration française face au récit scénarisé d’Oscar, censé retourné dans un pays où il est condamné à mort. À croire les épistémologues qui défendent que la preuve ne vaut que relativement à l’intention démonstrative initiale, il est regrettable que pas un film ne se soit efforcé de sonder pour de bons les arcanes de l’administration chargée de l’ensemble de ces dossiers. Hormis la métaphore finale un peu facile du film d’Hayoun Kwon qui représente une pile de dossiers sur un bureau inoccupé, la gestion administrative, alors même qu’elle exécute l’intention politique à l’origine de ces drames, est le point aveugle le plus criant du festival.

En revanche, nous avons eu droit à de puissantes descriptions existentielles. Description et non explications car c’est tout ce que peut le cinéma semble nous dire le dernier film de Sylvain George, Les Éclats – Ma gueule, ma révolte, mon nom. La puissance du cinéaste réside dans le droit qui lui reste d’agencer des morceaux de réel de telle manière à réinjecter ce dont ces fuyards se sont peu à peu fait déposséder : le respect d’une notion abstraite mais si précieuse à l’individu concret, l’idée même de personne morale. Il n’y qu’à voir la manière dont George présente ses ombres anonymes. Il y a de la délicatesse dans cette lente découverte de ces « figures de guerre », passant de la fugitive silhouette à la mise en place de portraits de battants en situation. Il y a chez George une mise en épopée d’individus cassés, filmés en train de faire ses ablutions matinales dans un fleuve ou des rigoles, terrorisés par la présence policière, obligés d’aller jusqu’à détruire, en se brûlant la peau, ces marqueurs d’identité que sont les empreintes digitales, quittant chaque jour des espaces interstitiels pour d’autres plus précaires. Le film de George fonde brillamment sa discrète tonalité pathétique sur une contradiction entre les glorieux attributs qui ne quittent jamais la notion même de héros (demi-dieux et hauts-faits) et ces maîtres de rien que sont les migrants. Car ainsi pris entre l’attente et la fuite, dans des conditions de vie à faire pleurer les cailloux, comment croire celui qui lâche, la voix terne : « je sais que nous serons heureux un jour » quand le suivant, au bord des larmes, constate : « we’re just burn ourselves » ?
Décrire donc, car si les hommes courent, les images restent. Mais son travail de description n’est pas rivé au présent. Il s’agit d’élaborer une mémoire, celle même que ces gens condamnés à survivre, c’est-à-dire à ne plus penser à hier ou demain, n’ont pas le temps de faire vivre. Un harmonica, accompagnant le mouvement de la mémoire lancée sur les rails de Calais qui ne font qu’une ligne dans nos souvenirs jusqu’à Auschwitz, relance l’histoire même de cette détresse, celle de l’exploitation de l’homme par l’homme. Les obscures sourires que dessinent dans le ciel les mouettes silencieuses deviennent les oiseaux du malheur, rattachant l’anodin à un socle de valeurs qui puisent leurs sources dans l’antique, George monteur ramenant un peu de sacré et de signification à un réel qui n’est plus que plate littéralité. Les Éclats mérite chacune de ses longueurs, l’invention d’une mémoire s’opérant par la mise en place de correspondances lointaines et de durées. C’est indéniable, c’est la première idée que fait sonner en nous cet harmonica d’un autre temps et d’une autre souffrance, Sylvain George possède un don assez rare, il sait faire vibrer le noir.

Si George filme les conséquences de dérives politiques à caractère autoritaire, un film nous livrait, sous la forme de récits utopiques, certaines des phases de déploiement du fascisme dans ce beau pays imaginaire que fut sans doute un jour la Molussie. Autrement, la Molussie de Nicolas Rey, grand prix du Cinéma du Réel 2012, est d’abord le fruit d’un effort archéologique par lequel le réalisateur est allé déniché un texte brillant de Günther Anders, célèbre critique et penseur allemand qui, entre 1932 et 1936, alors marié à Hanna Arendt, écrivit La Catacombe de Molussie, un ensemble de fables philosophiques que se racontent, dans une geôle, des prisonniers d’un pays où règne la terreur d’un énième tyran. Ce que nous voyons dans la pellicule périmée de Nicolas Rey, ce ne sont pas d’abord d’anciens entrepôts, des hommes au travail, des paysages délavés, mais les différents états par lesquels passe une image qui se détériore.

Il ne faut pas se laisser induire en erreur par sa texture usée. Le film de Nicolas Rey, pas un seul instant, ne se complaît dans cette esthétique rétro et nostalgique qui à de nos jours tant de succès. Bien au contraire, il est résolument, en tant que mise en garde, tourné vers le présent, vers une actualité politique qui, il y a de cela bien peu, naviguait en eaux troubles. Rey, car c’est là son domaine, semble s’être tenu à montrer ce qu’il advient de l’image lorsque la réalité perd ses couleurs, lorsque le quotidien devient un système verrouillé. Son image épouse alors parfaitement le texte d’Anders dont la diction sobre d’un ami allemand soigne les articulations. Car ce qui touche ici, ce n’est plus le récit, mais le fait même que tout semble implacable, logique, définitif. L’émotion naît alors de la signification injectée sur un paysage par ce glacial sophisme par lequel le tyran Burru supprime le « ou » démocratique (« Burru ou Nicolas », proposition dans laquelle gît toujours la possibilité d’un choix) pour le remplacer par un « et » incroyablement ambigu. Ce sera alors le piège du « Burru et la paix » même si les faits sanglants rendent ces deux termes parfaitement antagonistes. Chez Rey, l’émotion est affaire de logique.
Jusqu’à l’effacement, jusqu’à la réapparition de teintes bleutées ou verdâtres que nous croyions à jamais disparues, les images de Rey laisse du temps s’écouler, plusieurs minutes avant chaque retour de la parole, si bien que ces durées se font oublier pour nous suggérer cet autre côté du temps qu’est la menace d’un éternel recommencement, à « nous qui feignons de croire que tout cela est d’un seul temps et d’un seul pays » comme l’écrivait Jean Cayrol. Indéfiniment guidé par les 362 000 possibilités de lecture des neuf plages qui composent ce film, nous voilà à remarquer que nous sommes technicisés jusqu’à la moelle, à l’image de ces quelques humains qui traversent certains plans et qui ressemblent bien plus aux systèmes de briques auxquels ils appartiennent qu’à des silhouettes identifiables.
Car ces contes inactuels, comme leur auteur, ne parlent que de technique. C’est l’interrogation menée par Anders sur cette dernière, par laquelle il montre que le totalitarisme est intimement lié aux avancées techniques, que Rey est allé chercher dans ces textes. Car nous sommes les contemporains de la « révolution » numérique, que le discours dominant s’évertue à présenter comme une magnifique avancée bien que nombre de réalisateurs en réprouvent, non les capacités esthétiques mais la toute-puissance. Nicolas Rey, qui a bien du mal à trouver de quoi fonder l’idée de « progrès » dans ces centaines de projecteurs 35 mm en parfait état de marche qui se retrouvent à la casse, ne peut que se sentir offusqué par cette brusquerie idéologique qui nous dicte, au quotidien, que chaque apparition technique doit nécessairement engendrer la mort du paradigme précédent. La pellicule est en train de devenir mythique, en passe d’appartenir toute entière à un passé fort bientôt sublimé ? Nicolas Rey, travaillant dans un laboratoire de développement, s’efforce plutôt d’en sauvegarder les lendemains.