Depuis le début des années 2000, le cinéma peine à dialoguer avec le jeu vidéo – ce que déplorait un récent dossier de Critikat. Nouvelle illustration avec ce Prince of Persia : Les Sables du temps, qui transforme un principe de gameplay astucieux (les retours en arrière dans le temps) en prétexte narratif idiot. Les épreuves du héros s’enchaînent comme autant de niveaux, dans lesquels il livre des combats contre des ennemis de plus en plus puissants. Sauf que le spectateur ne joue pas, il ne dirige rien : il subit un spectacle pétri de familialisme et honteusement irrespectueux de la culture dont il se nourrit.
Gamin des rues vif et audacieux, l’orphelin Dastan est remarqué et adopté par Sharaman, le roi de Perse. Devenu adulte, il mène avec ses deux frères et son oncle le siège de la cité sacrée d’Alamut, y acquiert une dague antique dotée d’étranges pouvoirs, se voit confier la garde d’une belle princesse captive, est accusé à tort de l’assassinat du roi son père, s’enfuit dans le désert, combat des ennemis redoutables, s’oppose à ses frères jusqu’à l’inévitable réconciliation, découvre le vrai meurtrier, tombe amoureux et sauve le monde.
Après leurs regrettables Pirates des Caraïbes, Disney et Jerry Bruckheimer ont donc décidé de porter à l’écran l’univers de la série vidéoludique à succès Prince of Persia. L’idée n’était pas idiote – pas plus, en tout cas, que de construire trois films (bientôt quatre) de 2h30 à partir d’une attraction de fête foraine… C’est même un juste retour des choses : le créateur du jeu, Jordan Mechner, s’était lui-même inspiré des films d’aventures tels que Le Voleur de Bagdad de Raoul Walsh. Il fut surtout le premier concepteur de jeux vidéo à utiliser la rotoscopie, cette technique jusqu’alors utilisée dans les films d’animation et qui consiste à retranscrire image par image une prise de vue réelle. Enrichir l’expérience ludique en recourant à des références et des procédés purement cinématographiques, telle fut la contribution de Mechner à l’art du jeu informatique.
L’apport de Jerry Bruckheimer au septième art est plus discutable : il consiste à calibrer ses productions pour plaire au public mondialisé par un nivellement systématique par le bas. Son dernier film ne s’adresse pas qu’aux jeunes mâles – ceux-là même qui contrôlent les acrobaties du Prince de Perse dans ses aventures sur PC et consoles –, il cherche également à séduire leurs parents qui n’ont pas à craindre d’accompagner leur marmaille devant un spectacle sans violence ni indécence : c’est du Disney, les méchants meurent proprement et le décolleté de Gemma Arterton reste chaste. Il drague également les collégiennes, qui ne manqueront pas de se pâmer devant la virilité mollassonne de Jake Gyllenhaal, acteur indolent que l’on cherche à transformer en sex-symbol à grands renforts de ralentis sur ses muscles saillants et sur ses cheveux gras qui volent au vent.
Pour concilier tous ces publics, le producteur utilise les mêmes recettes que dans les Pirates des Caraïbes : humour et psychologie de cour de récréation, romance cucul-la-praline mal défendue par des acteurs sans charme, effets spéciaux numériques voyants et laids et exotisme de pacotille. Il ne faut pas compter sur la réalisation de Mike Newell pour relever la sauce ; tâcheron servile et interchangeable, déjà auteur d’une des adaptations de la saga Harry Potter, le cinéaste britannique se contente ici d’appliquer à la lettre la grammaire habituelle du blockbuster familial : la caméra virevolte mais ne filme rien à force de vouloir être partout à la fois, et aucun plan ne dure de plus de trois secondes. En résulte un brouet d’images sans mystère et sans âme, usant et abusant d’effets tape-à-l’œil recyclés d’œuvres antérieures – Dastan se bat et sautille comme dans Tigre & Dragon ; le chef des méchants « Hassansins » est filmé comme l’un des Nazgûls du Seigneur des Anneaux, etc. Seul véritable choix de mise en scène : baigner chaque plan dans une lumière jaunasse censée rappeler que l’action se situe bien en Orient…
Car tout comme les Pirates des Caraïbes réactivaient (et dévoyaient) l’attrait pour les aventures de flibustiers, Prince of Persia : Les Sables du temps tente de remettre au goût du jour l’orientalisme, cette mode qui remonte au siècle des Lumières et s’épanouit au XIXe siècle ; sous l’influence (notamment) des contes des Mille et une nuits, l’Occident fantasmait alors sur le décorum et l’érotisme des cultures musulmanes ou prémusulmanes. Ici, cette fascination se déploie à travers une imagerie risible, qui accumule les poncifs et a visiblement bien moins pour but de rendre compte de la grandeur de la Perse ancienne que de s’approprier – une fois de plus – un patrimoine culturel mondial pour le transformer en bouillie tout juste bonne à être servie à des spectateurs que l’on méprise ; voyez, tout récemment encore, comment fut violée la mythologie grecque dans Le Choc des Titans… Censé se dérouler au VIe siècle (soit cent ans avant la conquête musulmane, ce qui évite aux acteurs américains d’avoir à prononcer le nom d’Allah…), Prince of Persia amalgame grossièrement les légendes et accumule les anachronismes : la forteresse d’Alamut ne fut construite qu’au IXe siècle, et la secte des Haschischins, modèle des caricaturaux « Hassansins » du film, est apparue au XIe siècle.
Même s’il reste très pénible de voir des stars occidentales jouer des Iraniens, quitte à badigeonner leurs paupières de khôl pour se donner l’air local, l’idée d’un film hollywoodien célébrant l’âge d’or sassanide pouvait paraître amusante, voire osée en ces temps d’iranophobie galopante… Mais ce serait bien s’avancer que de reconnaître à Prince of Persia une quelconque vision du monde, ou de prétendre y trouver un autre message que le familialisme gluant propre à tous les productions Disney. Quant à la référence aux armes de destruction massive devenue galvaudée depuis quelques mois et lourdement introduite par le film, lorsqu’il devient évident qu’Alamut a été envahie sur la foi d’un mensonge, elle n’a rien d’un courageux acte politique : il s’agit plutôt d’une preuve supplémentaire de son opportunisme, qui achève de le rendre antipathique.