L’histoire de l’Occident est tout entière imprégnée de la mythologie gréco-romaine. On ne saurait faire abstraction de cet héritage multi-millénaire, des premiers balbutiements qui dispersèrent les ombres des demeures des premiers Hellènes jusqu’aux écrits fondateurs d’Hésiode et d’Homère. Nul n’a jamais remis en question ces mythes, paraboles morales, éducation par l’exemple, démonstration de l’hubris humaine châtiée par la puissance divine, mais aussi porteurs d’une humanité profonde, pour ces peuples, nos ancêtres, nos guides spirituels dans l’exercice de la pensée, qui ne croyaient pas forcément à ces récits épiques, mais qui tiraient de cet enseignement une sagesse qui émerveille encore. Il semblerait pourtant que le réalisateur du Choc des Titans se soit permis de nous infliger un crime contre la culture, au mépris de l’humilité certes critique, mais lucide, bienveillante et éclairée, qui guida les artistes et qui les guide encore pour la plupart, humilité qui leur octroie le droit de commenter ou de varier les thèmes mythologiques, tout en conservant leur intégrité intellectuelle. Leterrier, au nom d’on ne sait quelle modernité ou vaine tentative de dépassement, assassine le mythe de Persée et occit son modèle de 1981, dernier film dans lequel s’illustra Ray Harryhausen.
Coupons court à l’argument « classique », celui qu’on assène lorsqu’aucune argumentation ne vient étayer la défense de ce genre de miasme pseudo-cinématographique : « on peut tout faire au nom de la liberté artistique ». On connaît aussi l’argument qui nous dit qu’on peut faire de beaux enfants à l’histoire… le viol reste toutefois un crime. Le film de Leterrier n’est ni libre ni artistique : il révèle les pièges dans lesquels se fourvoie ce réalisateur, qui avait pourtant prouvé sa qualité avec un Hulk de bonne facture, respectueux du comics, étrangement (la licence Marvel lui inspire-t-elle plus de décence dans le traitement des sujets ? Que nenni ! Les Grecs anciens ne sont plus là pour faire des procès ou réclamer des droits d’auteur…).
Où est ce piège ? Dans les incohérences atroces que le réalisateur aligne, visiblement sans sourciller : la plus grande de ces incohérences demeure néanmoins cette tendance, déjà observable dans le pitoyable Troie, à nier la divinité des personnages de ces mythes, ou plutôt à la présenter comme forcément mauvaise, tellement inhumaine que l’on ne saurait faire autrement que de se révolter contre ces dieux (d’où le passage grotesque du siège de l’Olympe dans le film de Leterrier). Quelle trahison ! Dans les mythes, les humains se révoltent, s’opposent aux dieux, certes, mais ils les respectent, ils les honorent, et les admirent, parce qu’ils sont le reflet de ces hommes, ils vivent, ils souffrent, ils aiment, ils connaissent la jalousie, la mesquinerie, la honte, l’orgueil, en somme, ils ont des sentiments qui les rendent proches. Entendre les héros ratés du film clamer sans arrêt « ne soyons pas comme eux », « vengeons-nous », « les dieux sont mauvais »… c’est non seulement répétitif, quoique cela souligne l’indigence des dialogues, mais c’est surtout absurde. Persée passe son temps à refuser d’être un demi-dieu : où est l’épopée ? Où sont les grandioses instruments de sa gloire, le casque (ce qui aurait posé un problème, il s’agissait de celui d’Hadès dans le mythe), le bouclier, l’épée (présente, mais elle s’apparente hélas à un sabre-laser), le Pégase, présenté à l’improviste en quatrième vitesse ? Où est le couple mythique, au sens propre, Persée et Andromède ? Les constellations, les galaxies auxquelles on donna leurs noms immortels ne sont-elles là que pour faire résonner l’écho de ce fabuleux mythe dans le vide ? Y aurait-il, peut-on le penser, le croire, une réticence des studios hollywoodiens à montrer qu’il y a du sérieux et du religieux dans le paganisme ? La doxa de l’usine à rêves consiste-t-elle à dresser un portrait grossier des religions antiques, voire à les nier, comme c’était le cas dans Troie ? Le polythéisme, n’en déplaise aux censeurs moralistes qui président à la production de ce genre de films, n’est pas moins respectable que le christianisme : l’un et l’autre ont façonné notre identité, et se moquer de l’un ne grandit pas l’autre, surtout lorsque l’on sait que le mythe de Persée est probablement à l’origine de celui de Saint Georges pourfendant le dragon…
Une analyse rapide de ce film achèvera la démonstration d’une telle stérilité, qui prétend inventer alors qu’elle est le miroir de l’inanité d’un scénario et d’une mise en scène squelettiques : seul hommage à Ray Harryhausen, l’animateur image par image des fameux squelettes de Sinbad…
P.T. Barnum présente…
Une belle galerie d’effets spéciaux ratés (non pas du point de vue technique, bien que la 3D n’apporte strictement rien, bien moins que dans Avatar, par exemple) aura au moins de quoi faire sourire ; dressons-en une liste à la Prévert : un Zeus sous-joué par Liam Neeson en strass et paillettes qui feraient passer un membre du groupe Army of Lovers pour un prédicateur austère ; un Hadès bossu et asthmatique que Ralph Fiennes rend tellement moins inquiétant que son Voldemort, leurs voix, pourtant belles, trafiquées avec un modulateur de fréquence, pire que pour la voix du Batman de Nolan, les autres dieux de l’Olympe muets, à part Poséidon en sosie de Paul Bunyan et Apollon en premier de la classe ; des scorpions géants mal conçus sortis du jeu vidéo Age of Mythology (une vieille référence pour les effets les plus ringards du film), des Djinns (mais oui, vous avez bien lu, des Djinns dans la mythologie grecque, on en apprend tous les jours…) qui parlent le scorpion, ça aide dans le désert, justement, un désert de sable en pleine Grèce, et après on nous dit qu’il y a du réchauffement climatique ; des gentils chameaux qui galopent à côté des scorpions, des vilains crapougnas volants qui ressemblent à des gargouilles anorexiques échappées de Van Helsing ; des fanatiques religieux et des habitants d’Argos au look, inédit il est vrai, afro-asiatico-greco‑n’importe quoi ; un groupe de héros bras cassés qui arrivent à durer encore moins longtemps que des chasseurs dans Jurassic Park ; une Méduse synthétique et très prude, elle a réussi à se faire tailler un petit soutien-gorge en cuir chez le tisserand du coin ; un Charon au bout d’un morceau du navire de Davy Jones et qui dodeline, un peu comme les jouets-chiens à l’arrière des voitures, un royaume d’Hadès où l’on s’ennuie ferme, on ne voit strictement aucun mort, par contre c’est bien éclairé, au cas où on aurait oublié sa torche ; des sorcières appelées Nornes dans le film (rappelons que ce terme, qui vient du vieux norrois, appartient à la mythologie nordique, chez les Grecs on parle des Parques) avec un seul œil qu’elles ont dû voler à l’ogre du Labyrinthe de Pan en même temps que leur look ; et, clou du spectacle, le Kraken : pour information, afin que le public soit rassuré, un kraken est censé être un animal proche de l’octopus, une sorte de poulpe géant. Là, c’est un gentil hybride de tortue et d’araignée, avec une bonne bouille qui rappelle celle du bonhomme géant dans SOS Fantômes. Et il est gentil, car bien que d’une taille faisant pâlir les montagnes environnantes, il se contente de faire « bouh » devant Andromède offerte en sacrifice en « loose day » comme on dit, dans une pose sortie de King Kong. Et la robe n’est même pas arrachée, le grand singe au moins savait vivre…
Stop, arrêtons le massacre : le film ressemble à une de ces figurines que manie Zeus dans le film et qui symbolisent chaque être humain créé ; ces statuettes finissent par se désintégrer.
Leterrier ne sait pas mettre en scène ces épisodes devenus connus de tous, grâce notamment au précédent film, que d’aucuns qualifieront de « dépassé techniquement », mais auquel on doit rendre hommage, comme à tout le genre du péplum fantastique. Rendez-nous Maciste ! Les combats sont illisibles, les scènes d’action sont bâclées, PG-13 évidemment, c’est bien connu, les coups d’épée ou de queue de scorpion provoquent des contusions et des bleus, le tout s’enchaînant comme dans un jeu vidéo auquel on aurait, paradoxalement, ôté les cinématiques de transition. Car rien n’est grandiose, rien ne repose sur ces hyperboles qui constituent l’essence même de l’épopée, du récit mythologique. Leterrier ne donne rien à voir d’uni, de solide, il jette en pâture des bandes-annonces de vingt films différents (espérons qu’il ne les réalisera pas…).
Quant au choix des acteurs… Mads Mikkelsen s’égare dans un rôle vu cent fois, celui du guerrier taciturne qui se sacrifie pour la bonne cause, etc. Worthington est sans surprise, on savait depuis Terminator IV que ce n’était pas un acteur, on croirait voir une version antique du Transporteur… une création antérieure de Leterrier ! Les rôles féminins totalisent environ deux minutes déjà trop longues, à l’exception de l’improbable Io, dont le mythe n’a strictement aucun rapport avec celui de Persée (et bien entendu on ne la voit pas transformée en génisse pour que Zeus puisse la saillir !) et qui sait se servir d’un lasso presque aussi bien qu’Indiana Jones. Leterrier ne dirige pas ces acteurs : ils n’éprouvent rien, ils ne font passer aucune émotion, même lorsqu’ils entrent au royaume d’Hadès, lorsqu’ils franchissent le Styx. Ils tombent comme des mouches, et se vautrent parfois dans une tentative d’humour potache qu’on fera mieux de taire.
Un spectacle médusant
Soyons réactionnaire : la réaction n’est ni ringarde, ni négative, lorsqu’elle est le fruit d’une juste indignation et le moteur d’une étude plus approfondie. Que semblera, aux yeux d’un spectateur pas forcément averti ou conscient des mythes antiques, ce spectacle pathétique des moyens indigents d’un faiseur de pellicule pour parc d’attractions ? Quelle image donne-t-on là de la richesse d’une culture et d’un monde dont les ruines noircies et effritées par l’usure du temps nous offrent un refuge pour stimuler notre pensée ?
Un danger réside dans ce genre de film, c’est la perte, la disparition d’un patrimoine culturel si élevé, si riche, si essentiel, répétons-le, à la construction de notre identité. Question hautement galvaudée en ces jours de faux débat frelaté, notre identité est trans-nationale, plus que cela, elle est universelle, contenue dans le corpus antique de ces mythes fondateurs, de ces récits multiformes, jamais toujours les mêmes, jamais vraiment différents, qui transportent depuis la conscience de leurs énonciateurs disparus jusque dans notre inconscient collectif la beauté pérenne de leur symbolisme. Nous sommes les enfants de Persée, d’Andromède, d’Héraklès, de Thésée, d’Ulysse et d’Achille. Les variations, les transformations ont eu lieu à toutes les époques, depuis les grandes tragédies de Racine et Corneille jusqu’à l’Antigone d’Anouilh, depuis Dune jusqu’à Harry Potter, depuis Néron essayant des poisons sur un esclave en 1896, en passant par Camerini, Fleischer, Hawks, Bava, Wise, Tourneur, DeMille, jusqu’à des films tels que Star Wars ou Avatar, qui en dépit de leurs très nombreux défauts ont su conserver la fraîcheur essentielle à l’épopée. Et ces variantes ont toujours respecté le substrat dont elles sont issues.
Leterrier emprunte un chemin dangereux : celui de l’obscurantisme. Que défend un film comme Le Choc des Titans ? Pas seulement le droit au divertissement ; il y a des relents de dédain, comme un zeste d’indifférence hautaine pour les trésors de notre culture. On ne fait pas du nouveau en balayant l’ancien comme un adolescent capricieux qui préfèrerait jouer à God of War (la sortie du troisième opus de ce jeu coïncide presque avec celle du film…) sans chercher à en savoir plus sur l’Olympe et les racines de ces mythes. Certes, la philosophie, la pensée politique, sont nées du rejet de l’obscurantisme religieux, mais jamais de la négation des mythes. Leterrier n’a pas un discours critique : il brûle son sujet sur le bûcher de sa vanité. Le Choc des Titans, ou l’autodafé d’un mythe.