Repéré à Cinéma du Réel 2016 et sorti en salles le 1er mars dernier, Saigneurs de Raphaël Girardot et Vincent Gaullier propose une expérience potentiellement sidérante mais pas si nouvelle au cinéma, inscrite à la fois dans une tendance actuelle autant que dans une tradition ancienne de la pulsion scopique.
Surréalisme et réalité
Devisez sur les abattoirs avec un cinéphile, et il y a peu de chances que ce dernier n’en vienne pas au Sang des bêtes (Franju, 1949). Un des plus érudits pourrait même remonter plus avant, et évoquer le reportage photographique réalisé en 1929 par Éli Lotar sur les établissements de La Villette (aujourd’hui disparus). Les images des abattoirs sont un vieux sujet de fascination pour les caméras, dont certaines n’ont pu manquer l’accouplement surréaliste qui se produit en de tels lieux : la mécanique d’un travail industriel consistant à accueillir de la chair vivante, la tuer (hors de tout interdit, même si un silence honteux de la société l’accompagne) et la transformer en viande — soit l’industrialisation déshumanisante de notre comportement primitif de prédateurs. On n’a pas pu manquer non plus, bien plus près de nous, la visibilité accrue des abattoirs au cinéma, dans des récits souvent purement documentaires (Entrée du personnel, Dans ma tête un rond-point) mais aussi de pure fiction (On Body and Soul, Ours d’or à la dernière Berlinale) voire jonglant avec les deux régimes (Gorge cœur ventre). On peut mettre cette tendance en parallèle avec l’accroissement d’une prise de conscience de ce qui se joue entre ces murs quant au rapport homme-animal, entretenue par un militantisme antispéciste (récusant le mépris de l’espèce humaine envers les autres espèces animales) de plus en plus visible et actif, dont certaines composantes diffusent de leur côté sur le web leurs propres vidéos — avec l’effet choc en objectif — sur le sort quelque peu repoussant réservé aux bêtes dans ces établissements (les diffusions du collectif L214 font actuellement grand bruit).
Que ce soit des visions du réel construites en documentaires, des reconstitutions pour la fiction ou des « emprunts » bruts à des caméras de sécurité, toutes ces images participent, chaque film à sa manière, au questionnement sur le rapport de l’homme à l’autre forme de vie qu’il tue pour manger selon un processus en définitive inhumain. Par « chaque film à sa manière », il faut entendre : chacun avec sa propre façon de confronter le regard à ces galeries de chair découpée, empalée et broyée, et surtout avec sa propre position de filmeur vis-à-vis des divers enjeux. Saigneurs, qui filme dans les établissements de Vitré (Ille-et-Vilaine), ne fait pas exception. Et son approche du milieu interpelle, dans la hiérarchie selon laquelle il semble arranger les aspects de son sujet.
Tu ne tueras point (devant la caméra)
Sur les 97 minutes de Saigneurs, les quelque 80 premières se conforment à des principes documentaires inflexibles et singuliers. En particulier, les réalisateurs infiltrés interrogent les ouvriers pendant leur travail, leur parole se mêlant au bruit de leur opération en cours (le grattement très suggestif du métal contre l’organique) et au brouhaha d’usine ambiant jusqu’à compromettre son audibilité. Outre la restitution de l’ambiance écrasante du lieu de travail, la pratique a un effet plus pernicieux : les interrogés ne témoignent jamais tout à fait librement, mais dans le contexte de leur travail immédiat. C’est-à-dire que leurs témoignages sont d’office formulés sur le ton de l’application professionnelle qui est la leur à l’instant. Qu’ils décrivent leur tâche courante, qu’ils commentent leurs conditions de travail ou qu’ils racontent la dernière fois qu’ils se sont donné accidentellement un coup de couteau dans le ventre, leur parole ne se défera jamais de ce ton de l’ouvrier qui, quoi qu’il arrive, reste voué à sa tâche. Quand les réalisateurs n’interrogent pas les ouvriers, ils les filment dans des exercices de gymnastique pour soulager leurs corps mis à rude épreuve, ou dans la salle de repos où ils continuent de commenter entre eux les tâches des uns et des autres : devant la caméra, le professionnalisme ne flanche pas — ce qui fournit, en soi, un indice de l’emprise du travail sur l’individu.
Sur les conditions de vie des ouvriers, les constats que dresse Saigneurs sont connus : aliénation sensible du travail à la chaîne, mise à l’épreuve des corps et des esprits, poids de la soumission dans les quelques scènes où un supérieur hiérarchique apparaît. C’est le cadre du film qui confère à son propos une spécificité : un métier généralement accueilli avec un silence honteux, le contact permanent avec la mort entre les rangées de corps mutilés, les actions des instruments sur la chair morte soulignant la dangerosité du travail. Cependant, le traitement de ce cadre met en évidence un angle mort des témoignages — et des images. À l’exception d’un ouvrier à la salle de repos avouant à ses collègues qu’il « ne mange pas de viande », aucun d’eux n’évoquera son rapport à l’aspect moral de son travail. Tous citeront, parmi les causes de pénibilité, les horaires, le son, les tiraillements du corps, les accidents, mais aucun ne mettra sur le tapis, ne fût-ce que par un mot, son ressenti vis-à-vis du contact organique, de la violence envers ce qui fut une bête vivante, dans l’acte de mutilation qu’il répète mécaniquement. Et le film — au moins dans ses 80 premières minutes — non seulement respecte cette pudeur, mais s’y aligne : en particulier, il ne tentera pas un instant de laisser entrevoir la mise à mort des animaux, ni n’interrogera quiconque impliqué dans cette tâche. On repense à Entrée du personnel de Manuela Frésil qui, lui, avec sa propre méthode d’approche, avait trouvé le moyen d’interroger ce point dérangeant. On peut d’ailleurs se demander si le choix de Saigneurs est motivé par la pudeur ou par un parti-pris plus arbitraire, quand on lit dans le dossier de presse ce propos un brin justificatif des réalisateurs : « Devant cette réalité, il est illusoire d’essayer de penser aux bêtes, la souffrance des hommes crie plus fort. » Nonobstant l’empathie évidente pour ces hommes, l’affirmation est difficile à reprendre quand, ayant conscience des cris des bêtes, on les a omis à dessein, quoiqu’avec un petit air d’excuse. L’omission de cet aspect choque même moins que ces petites allusions qu’on y fait du bout des lèvres, comme si on n’osait pas assumer jusqu’au bout les œillères adoptées pour l’approche choisie.
Un regard à la dérobée
Car le film finit, dans ses dix ou vingt dernières minutes, par se risque sur le sujet interdit. Les réalisateurs ont décidé que cette ultime partie seule serait consacrée à la question de notre rapport à la vie animale que l’on tue ici. Dans un moment de calme relatif du bâtiment (sans doute judicieusement choisi pour l’effet), un ouvrier, toujours avec ce même ton posé de celui qui reste dans le métier qu’il connaît, évoque face à la caméra, par des mots brefs, le sujet qui fâche. Lâchés à ce moment précis, presque final, les mots sonnent comme une concession du film, une prise de conscience qu’il omettait quelque chose auparavant et qu’il faut quand même en parler. La caméra et l’homme s’aventurent alors en un lieu proche de celui où l’on pratique les mises à mort. « Il en faut du courage », dit l’ouvrier, ramenant la question à celle de la souffrance humaine. Déclaration teintée d’ambiguïté presque aussitôt : l’homme pointe du doigt quelque chose au sol hors champ et lâche « Regarde ! Regarde !» La caméra panote et révèle un bœuf couché sur le flanc, vivant mais secoué de spasmes et incapable de se relever. Elle le contemple pendant deux secondes, avant de revenir sur l’ouvrier. Cette fugitive vision de souffrance aurait pu servir de contrechamp au non-dit flagrant des ouvriers au travail, mais en l’arrangeant ainsi (dans un aller-retour de la caméra), le film lui laisse une place différente : celle du fruit d’un regard à la dérobée, concédé à une réalité inévitable, mais que la démarche documentaire adoptée préfère reléguer au second plan.
Cette relégation sensible du sujet de la souffrance animale a déjà fait de Saigneurs une bonne cible pour les critiques par les militants antispécistes, vigilants même aux régimes de communication. Critiques parfois pointues et pertinentes au-delà de la position partisane, comme cette analyse de Camille Brunel parue au moment du passage du film à Cinéma du Réel. Il n’est pas besoin d’être radicalement engagé sur la question pour se rendre compte à quel point ce film est parcouru d’une gêne, que sa démarche l’amène à ordonner et confronter son aise sur certain matériau et son malaise sur certain autre, et que cette fragilité cinématographique interpelle parce qu’elle est sans doute celle de notre propre regard.