Gorge Cœur Ventre est le premier long-métrage de la jeune réalisatrice française Maud Alpi récemment présenté au Festival de Locarno. S’il se situe dans une tradition du film d’abattoirs marquée par Le Sang des bêtes (1949) de Georges Franju, dernièrement plusieurs films ont rouvert le sujet, que ce soit Manuela Frésil avec Entrée du personnel (2013), le jeune réalisateur algérien Hassen Ferhani avec Dans ma tête un rond-point (2016), ou Vincent Gaullier et Raphaël Girardot avec Saigneurs présenté au dernier festival Cinéma du Réel (2016). Quand le second mettait en œuvre une vaste métaphore de la situation de la jeunesse algérienne à travers l’espace de l’abattoir, le premier et le dernier étaient avant tout un film d’usine s’attachant à dénoncer les conditions de travail des salariés.
Il n’en va pas de même du film de Maud Alpi, même s’il peut en être rapproché. En filmant le quotidien d’un jeune homme, la réalisatrice montre certes la situation d’un travailleur précaire, marginal, bouvier vivant avec son chien. Mais elle livre surtout un rapport au monde sensible dans la relation que tisse le jeune homme avec son environnement, que ce soient les bêtes (vaches, moutons, cochons) qu’il mène à la mort, son chien, un collègue de travail, ou une amante. À partir du lieu pathétique qu’est l’abattoir, réceptacle de la peur des bêtes au sein d’une machine à tuer, Maud Alpi réalise un film à vocation profondément empathique.
La peur des bêtes
Mêlant documentaire et fiction (le traitement documentaire de l’abattoir en ordre de marche, mais Virgile n’est pas bouvier ni acteur professionnel), l’espace de l’abattoir a nourri l’imaginaire de la réalisatrice, plus particulièrement sa zone sale où les bêtes sont déchargées, tuées puis dépecées. Cet espace est montré comme un lieu clos présentant littéralement l’enfermement des bêtes au sein des barrières et des cages de l’abattoir constituant un véritable circuit politique de séparation, de domination, vers la mort.
Au sein de ce tunnel se font entendre les cris insupportables des bêtes, des bruits de portes en ferraille témoignant de l’enfermement, en tension avec leur agitation et leur désir de fuite ; les gros plans sur leurs têtes et leurs yeux par le recours à des focales courtes font particulièrement éprouver leur peur. Ainsi contrastent ces cadrages électriques, lumineux, avec les bruits infernaux, le silence et le bruit. Les bouviers font de fait des cauchemars où les bêtes hurlent continûment.
On atteint à un moment l’acmé du pathétique dans une vision horrifique – et alors que Maud Alpi ne cesse de reléguer au hors-champ le sang et la cruauté à l’œuvre, ménageant une forme d’angoisse – lorsqu’une vache pleine s’affole et va mettre bas au sein de l’abattoir ; abattue et brûlée vive avec son veau encore en elle car les naissances sont ici impossibles, on assiste à la sidération de cette vision flamboyante d’une saisissante cruauté.
L’amour des bêtes
Tout pathétique qu’il soit pour faire remuer les consciences, c’est principalement la dimension empathique du cinéma de Maud Alpi qui frappe ici, celle de sa caméra caressante – et qui aurait pu faire fonctionner le film à soi seul, gagnant plus d’ampleur encore que ce ne fut le cas déjà en cours de tournage. À l’image de cette brebis égarée qui nous regarde depuis le fond d’un hall, les animaux scrutent notre humanité, et en miroir l’animalité de nos émotions. Mais bien plus, cette brebis est prise en charge et ramenée parmi les siens par l’un des bouviers, les bêtes et les hommes constituant une communauté sensible empathique au sein du système d’exploitation (la brebis sera tuée au sein de l’abattoir). Ici, le sens étymologique de l’animal, doué d’âme, prend bien sûr son sens plein, commenté par la réalisatrice : « approcher leurs âmes, dans un endroit qui en fait de la chair à vendre. Les animaux qui se font tuer ne sont pas des métaphores des humains qui se font broyer par un système économique ou politique. La domination exercée dans cet abattoir sur les animaux est la matrice d’un monde où les humains s’entre-dominent et se font broyer au nom de l’efficacité et du profit ». C’est une politique du sensible défendue qui s’érige contre la normalisation ou banalisation de la domination pour promouvoir une libre circulation des affects entre les êtres. L’abattoir est ce laboratoire permettant d’éprouver « quelles miettes subsisteraient de la bonté, de l’amour, entre les bêtes, et aussi entre les hommes et les bêtes. » Ce sont en effet ces regards qui demeurent, comme ces corps enlacés ou cette prise en charge consolante des bêtes qui vont vers la mort par le jeune bouvier, toisé par son collègue lui adressant qu’il ne va quand même pas leur chanter une chanson.
Précisément, Gorge Cœur Ventre s’achève par la chanson « Show me the place » de Leonard Cohen, accompagnée par la possibilité d’entre-apercevoir un autre lieu, véritable surprise, qui emprunte pour beaucoup au Tarkovski de Stalker et Nostalghia : depuis la toile de fond d’une porte-fenêtre, un paysage intérieur est donné à voir où des chiens, traditionnellement des passeurs d’espaces-temps, de mondes, errent dans un no man’s land verdoyant. Cet espace est une sorte d’impossibilité et pourrait réunir, tout en y étant irréductible, les espaces vus au sein du film (l’espace clos de l’abattoir, ses abords où se retrouvent Virgile et son chien Boston, la chambre de Virgile et la pleine nature).
Si le film de Maud Alpi fait bien sûr montre d’un parti-pris idéologique (le végétarisme), et d’une dialectique entre soumission et libération, il imagine aussi un autre monde, et invite à une simple prise de conscience, celle d’unir en nous ces organes que sont la gorge, le cœur et le ventre, termes repris à Pasolini :
« Et là, gorge, cœur et ventre
écartelés sur le lointain sentier
des Fonds, je passais des heures
du plus beau temps de l’homme, mon jour
tout entier de jeunesse, en des amours
dont la douceur me fait pleurer encore. »
La Religion de notre temps