Senses (Happy Hour), de Ryūsuke Hamaguchi, est une chronique dramatique d’une durée — impensable dans le cinéma actuel de ce genre — de plus de cinq heures, dont on ne décroche pourtant pas une seconde. C’est un hameçon qu’on mord dès les premières scènes, qui mettent en œuvre d’entrée de jeu les principes de regard et de direction qui feront merveille par la suite. D’abord, un trajet en train à travers un tunnel nous introduit élégamment au contact des quatre femmes protagonistes ; habitantes de Kōbe, amies de plus ou moins longue date (les distinctions de liens mutuels révéleront leur importance), elles se rendent à un pique-nique. Dans ce wagon, puis autour de la table d’extérieur cernée par la brume, elles se livrent à des conversations appartenant à ce qu’on a coutume d’étiqueter « banal », mais en réalité finement révélatrices. Derrière les mots, les blancs laissées entre eux, les mouvements de tête et d’yeux qui les accompagnent, on pressent des vérités cachées derrière les personnalités affichées, les liens entre les unes et les autres, les rites qui régissent leurs expressions. Et pour la majeure partie de la chronique, l’approche du cinéaste sera à l’avenant : auprès des femmes interagissant entre elles mais aussi avec les autres personnages — et notamment les hommes, sa captation extensive des échanges parfois longs rend attentif à leurs détails les plus ténus : les postures et les fragilités que celles-ci cachent ; le rapport de force sourd entre les deux sexes, au déséquilibre qu’on devine quelque peu institutionnalisé dans la société japonaise ; les individualités et les inégalités pointant derrière des amitiés ritualisées mais sur lesquelles les points de vue divergent. Au-delà des portraits délicatement empathiques de Japonaises d’aujourd’hui, le projet de Ryūsuke Hamaguchi touche à la nature multi-dimensionnelle des relations humaines, où chaque motif peut en cacher d’autres — et les savants changements d’axe de la caméra au contact des groupes, épousant les directions des divers échanges internes, sont une manière limpide de rendre compte de cette complexité, et du nécessaire renouvellement de la perspective d’observation.
Une sismographie des affects
Le récit de Senses en arrive à ressembler à un grand relevé de sismographe de l’humain : patient, sans relâche et appelant à l’attention sur les oscillations. Parfois, une secousse plus forte que les autres amplifie les oscillations suivantes et alerte le regard sur elles. Trois scènes du film en particulier jouent ce rôle-là, chacune entraînant des interactions où la vérité insoupçonnée des affects se fait jour de façon un peu plus évidente : d’abord, une scène trompeusement innocente dans un atelier où un artiste invite les participants à se toucher l’un l’autre ; ensuite, plus dramatique, le départ inopiné d’une membre du quatuor pour une destination que nul ne connaîtra ; enfin, une séance de lecture publique d’une romancière. Cette scène-là, survenant peu après la troisième heure du film, s’avère un tournant : à sa suite, les non-dits ne se laissent plus seulement deviner, mais commencent à se faire exprimer ; les femmes commencent à admettre la nécessité d’un bilan de leurs vies individuelles et communes, tandis que les hommes se voient sommés de sortir de leur confort de domination masculine pour faire face à leur incompréhension de l’autre ; les oscillations venues du sous-sol deviennent une coulée à ciel ouvert, comme l’observation sereine se transforme en un drame plus patent. Si l’on craint pendant un moment un certain systématisme dans cette phase de résolutions (quand, en quelques minutes, plusieurs personnages en crise se mettent à perdre physiquement l’équilibre), on admet que ce changement, toujours mis en scène avec la même délicatesse du rapport à l’humain, est un passage nécessaire pour que chacune (le point de vue masculin restant toujours secondaire) puisse remettre à plat, sur la base d’une réalité enfin admise ou de nouveaux espoirs, son rapport aux autres et à soi-même.