Rencontre avec le cinéaste, qui détaille la genèse de Le mal n’existe pas, peut-être son film à la fois le plus mystérieux et le plus réaliste.
Le film part d’une collaboration avec la compositrice Eiko Ishibashi, qui vous a demandé de réaliser des vidéos destinées à une tournée de concerts, avant que le projet ne prenne une autre forme et n’aboutisse à Le mal n’existe pas. Comment avez-vous abordé sa requête ?
Quand elle m’a fait cette proposition, sa demande était encore assez vague. Elle m’a dit en substance : « je voudrais une sorte d’habillage visuel pour mes concerts, mais je ne cherche pas spécialement quelque chose de très conceptuel ou d’abstrait. Faites simplement ce que vous savez faire ». C’était à la fin de l’année 2021. Au bout d’un an d’échanges avec elle, je me suis dit que le prolongement de ce que je « savais faire » restait la fiction, le fait d’écrire un scénario et puis de le mettre en scène. Il fallait simplement que je tourne comme je le fais d’habitude et que je puise dans le matériau récolté de quoi réaliser cet accompagnement. Ensuite, comme j’ai eu un très bon ressenti sur le tournage, je me suis demandé si je ne pouvais pas aussi réaliser un long-métrage à part entière, en parallèle de ces images produites pour Ishibashi. Je lui ai demandé l’autorisation, ce qu’elle a volontiers accepté, et c’est ainsi que je me suis retrouvé avec deux films (NDLR : Le mal n’existe pas, et Gift, une version alternative plus courte et intégralement muette, accompagnée par une version live de la partition d’Ishibashi).
On dirait que votre méthode de travail est de plus en plus ouverte, que les films dans leur finalité diffèrent de plus en plus de leur impulsion originelle. Contes du hasard et autres fantaisies devait par exemple contenir davantage d’histoires que les trois courts-métrages qui finalement le composent.
Avec Contes du hasard et autres fantaisies, j’avais le projet de faire sept films, comme sept épisodes. J’en ai réalisé trois mais j’ai l’intention de réaliser les quatre restants. Au départ, l’idée était d’envisager ce cadre comme un petit laboratoire d’expérimentation entre la réalisation de mes longs-métrages. Réaliser un court pouvait me permettre de creuser un horizon déjà exploré dans un film précédent, ou bien de tester de nouvelles idées pour un film en préparation. Je trouvais que l’alternance entre court et long-métrage pouvait fonctionner ainsi de manière assez vertueuse. Ce que je n’avais pas prévu, c’est le succès de Contes du hasard et autres fantaisies. Le film a eu de bons échos, a reçu des prix, etc. Je ne m’y attendais pas car ces films avaient été fabriqués dans un esprit assez léger, ce qui fait que je commence désormais à avoir un peu la pression car je me dis que si je réalise la suite, il faut qu’elle soit à la hauteur du premier film (rires). Mais ça reste un projet que j’ai en tête et qui est rendu possible par la grande confiance que m’accorde mon producteur. Il s’appelle Satoshi Takata et travaille avec moi depuis que je suis à l’université. Sa façon de travailler, qui a beaucoup à voir avec sa personnalité, revient à dire : « fais, fais toujours, et puis on verra bien ce que ça donne. Il sera toujours temps de réfléchir une fois que le film sera réalisé ». C’est une très grande liberté. Il sait aussi que dès lors que l’on travaille dans une économie assez réduite, qu’un projet n’implique ni des équipes ni des budgets colossaux, cela nous laisse le champ libre pour essayer des choses.
La musique préexistait-elle au film ? Comment a‑t-elle guidé vos choix ? Elle a quelque chose d’extrêmement solennel. De très triste, aussi.
Non, la musique ne préexistait pas vraiment au tournage. Eiko Ishibashi m’avait envoyé quelques morceaux, dont quatre principaux, qui étaient plutôt des pistes d’inspiration, des directions qu’elle voulait me donner. J’ai gardé en définitive trois de ces morceaux dans Le mal n’existe pas, qui sont plutôt des sous-thèmes. Elle a composé le thème principal pendant la post-production, après avoir vu le film monté. Ce qu’elle joue lors de ses performances live, qui durent 70 minutes, tient plutôt de l’improvisation, mais elle vient quand même avec un matériau de base. Parmi les sons qu’elle a à disposition, il y en a qui sont utilisés dans Le mal n’existe pas, et puis il y a aussi des sons d’ambiance tirés du film. Le lien entre le film et la musique s’est donc fait en concertation, de manière simultanée. On a travaillé en s’échangeant des idées pour aboutir aux deux à la fois.
Vous tirez deux films d’un même scénario et de ces mêmes rushes. C’est intéressant, parce que le récit est lui-même tiraillé entre deux forces : il y a la ville et la campagne, l’amont et l’aval, l’homme et la nature, l’homme et l’animal… On retrouve aussi une autre dualité : il s’agit à la fois d’un film très bavard et qui contient des séquences beaucoup plus silencieuses. C’est une tension que l’on retrouve quelque part à l’échelle de votre filmographie, avec des personnages qui parlent beaucoup mais qui restent souvent dans une forme de non-dit.
Dans ce film-ci, il y a effectivement moins de dialogues que dans mes films précédents, puisqu’à l’origine ce n’était pas supposé être un film parlant, ou en tout cas les dialogues n’étaient pas supposés être entendus ; toute la partie sonore devait être prise en charge par la composition d’Eiko Ishibashi.
Ce qui est le cas dans Gift.
En effet. Comparé à ma méthode habituelle qui consiste à écrire d’abord beaucoup de dialogues, je pense que cette fois-ci j’ai plutôt essayé, disons, de « dégraisser ». Il y avait donc d’entrée de jeu moins de dialogues et davantage de silence. Ensuite, la raison pour laquelle la parole et le dialogue me semblent intéressants, ce n’est pas tant pour ce qui se dit que pour ce qu’elle provoque dans le corps de l’acteur, les réactions qu’elle suscite physiquement au niveau de son jeu. Par rapport à ce que recouvre la parole, je crois qu’il y a dans ce film deux types de personnages. Les habitants de la région, à mon sens, n’ont pas vraiment de secret : leur parole est limpide car ils disent ce qu’ils ressentent de manière relativement simple. C’est différent pour les personnages de la ville, qui se rapprochent d’ailleurs plus des figures que j’ai pu décrire ou imaginer pour mes films précédents. Ces derniers n’osent pas s’exprimer, ou ne disent pas exactement ce qu’ils ressentent. Il y a donc une forme de décalage entre les niveaux de sens dans les répliques des uns et des autres.
Et puis il y a le cas de la jeune enfant, qui est un personnage mystérieux. Elle gravite autour du récit sans vraiment y prendre part, mais se révèle également centrale. Dès le début du film, elle apporte une forme d’étrangeté, comme si quelque chose de menaçant sourdait quelque part, qui éclate finalement à la toute fin du film. C’est la première fois, à notre connaissance, que vous filmez un enfant.
Cela ne m’était effectivement pas arrivé depuis un moment, mais j’en avais déjà filmés pour des films autoproduits, alors que j’avais une vingtaine d’années. C’est vrai toutefois que ça ne s’est pas reproduit depuis. Avant de tourner, en découvrant ce lieu et cette nature dans lesquels Eiko Ishibashi se rend pour composer [NDLR : Hamaguchi a trouvé l’inspiration en visitant précisément la région dans laquelle vit la compositrice, et qui constitue le décor du film], je me suis renseigné sur le climat du coin. En hiver, le froid est très rigoureux et peut atteindre ‑10° ou ‑20°, les conditions sont très difficiles. J’ai pensé alors que le fait d’amener un personnage d’enfant dans ce cadre naturel pourrait créer d’emblée une forme de suspense, de tension dramatique. Avec l’idée qu’il s’agirait d’une enfant davantage tournée vers le monde des adultes, qui partagerait un intérêt pour la nature avec son père. Cette idée m’a semblé intéressante car elle me permettait de lier la nature aux humains. Les adultes allaient probablement à un moment ou un autre devoir chercher cette petite fille. C’est quelque chose qui m’est venu très vite pendant les repérages. Cette trame-là ne m’a jamais quitté et c’est ainsi que le personnage est né.
Si le film présente des atours très mystérieux, voire des accents de thriller, c’est aussi l’un des films où le réalisme de votre mise en scène est le plus marqué.
Quand je fais un film, notamment parce que je suis contraint par des soucis budgétaires, je ne peux pas me permettre d’imaginer des choses trop grandiloquentes au moment de mettre en place une intrigue ou éventuellement une situation de tension. Il faut par nécessité que je parte du réel et que je trouve, à l’intérieur de ce réel, des éléments qui vont nourrir ces situations et cette tension dramatique. Je crois que le plus simple dans ces cas-là revient à trouver dans le quotidien des éléments qui vont permettre au spectateur de s’interroger. Par exemple : dans la nature, un homme coupe du bois. Le spectateur n’a aucune information sur qui il est et doit donc se concentrer, réfléchir, se demander quels éléments vont lui permettre d’identifier cet individu et de comprendre ce qu’il fait là. De là va naître une tension. J’attise ainsi l’imagination du spectateur avec des choses du quotidien. Quant au mystère, on dit parfois : « qui peut le moins peut le mieux ». Le mot « sobriété » est à la mode, mais il me semble se justifier dans le cas présent : si on procède avec soin et précision, faire avec peu de choses peut donner une ampleur au film. On revient au corps de l’acteur. La présence de l’acteur est ce qui permet le mieux d’interpeller le spectateur.
Vous avez parlé de la « limpidité » du discours des habitants du village. Le film, lui aussi, a sa part de limpidité : il est assez direct dans la dénonciation d’une forme de capitalisme invasif, de la gentrification. Il me semble que c’est votre film le plus directement politique, même si l’absence de résolution ou de réponses l’éloigne d’un horizon à proprement parler militant.
Mon intention au départ n’était pas de réaliser un film politique. Je pars toujours du principe que je fais des films qui sont cohérents avec la personne que je suis. Si je ne cherche pas à exprimer ma singularité ou à faire transpirer ma personnalité à tout prix dans mon travail, j’ai toujours le souci qu’il soit d’une certaine manière le reflet de mes préoccupations. Je crois que les films sont assez conformes à ce qui me traverse. Si vous avez perçu ici un message politique, c’est dire à quel point l’état de la société est déjà préoccupant ou mal avancé, puisque même moi, qui ne me sens pas spécialement concerné, je me retrouve à parler de ces questions préoccupantes à travers mes films. Il faut peut-être voir la chose comme le reflet d’un état du monde à travers mon travail.
Le titre est en tout cas moins politique que philosophique : il fait d’ailleurs écho à un débat qui jalonne l’histoire de la philosophie. Pourquoi ce choix ?
Quand je suis arrivé dans cette région, cette phrase m’est venue de manière assez évidente. En m’y promenant, j’ai songé : ici, d’une certaine manière, le mal n’existe pas, au sens où l’on entend communément, d’un point de vue humain. Il peut y avoir une forme de violence dans la nature, mais ce n’est jamais une violence dirigée contre, une violence mal intentionnée, une violence provoquée. C’est une violence naturelle.