C’est par un long travelling tourné vers le ciel que le spectateur découvre la forêt surplombant le village de Mizubiki, épicentre du récit. Avec ses violons élégiaques, la musique d’Eiko Ishibashi plonge d’emblée le film dans une forme de mélancolie mêlée d’un trouble métaphysique : la boucle hypnotique (on pense un peu à la fameuse Symphony no.3 de Gorecki) qu’elle organise se couple au spectacle de la cime des arbres décharnés et à la durée du générique pour imposer un sentiment d’humilité face au monde et à la nature. En proposant à Ryūsuke Hamaguchi de réaliser des vidéos destinées à accompagner une tournée de concerts (voir notre entretien avec le cinéaste), la compositrice de la bande originale de Drive My Car est en réalité à l’origine du projet. De ces prémices (qui ont abouti à Gift, variation muette et raccourcie du même scénario), le film a conservé un aspect extrêmement musical, comme si la trame découlait des mélodies solennelles composées par Ishibashi. Les longs et magnifiques travellings qui jalonnent le film s’apparentent d’ailleurs quelque part à des partitions qu’il faut déchiffrer. Avant que le récit ne se noue autour de la construction potentielle d’un site de « glamping » (contraction aberrante de « camping » et de « glamour ») sur les hauteurs du village, le début du film ne contient d’ailleurs, chose inhabituelle pour Hamaguchi, que peu de dialogues. Dans un premier temps, ce sont d’abord les gestes quotidiens de Takumi (Hitoshi Omika) et de sa fille Hana (Ryo Nishikawa) qui font office de dramaturgie, dans la forêt qu’ils arpentent et qu’ils paraissent connaître sur le bout des doigts. On ne trouve ici nulle trace d’élément perturbateur, si ce n’est l’oubli d’un rendez-vous ou la simple cueillette de wasabi sauvage, seuls événements au cœur des premières minutes.
Hamaguchi se révèle aussi minutieux dans la mise en scène de ce silence introductif que lorsque la parole se met à couler à flots, à l’occasion d’une longue scène de réunion. Takahashi (Ryûji Kosaka) et Mayuzumi (Ayaka Shibutani), deux agents de communication employés par la société de glamping, y présentent le projet face aux habitants du village, à l’aide d’un PowerPoint et de formules marketing. Ce précis de politique locale ressemble presque à une scène d’un documentaire de Wiseman, tant Hamaguchi s’attache aux prises de parole dans la durée et filme avec autant de fascination les discours que leur écoute. Ce qui est très émouvant, au-delà de la drôlerie de la situation et de l’installation de la trame politique et écologique, tient à la manière dont chaque villageois, à une tête brûlée près, paraît parfaitement raisonnable. Qu’il s’agisse de Takumi, du vieux maire ou de la jeune patronne d’un restaurant d’udon, tous pondèrent leurs déclarations et présentent leurs arguments avec une limpidité remarquable. Un masque s’abat alors sur les visages des communicants, bien forcés de se rendre compte de l’inanité et de la bêtise du programme qu’ils sont venus défendre. Hamaguchi ne les condamne pourtant pas, préférant montrer par leur silence qu’une rédemption est possible. Cette bienveillance retenue du regard ouvre d’ailleurs sur un glissement : originellement antagonistes, ces deux personnages deviennent protagonistes.
Ne touchez pas la hache
Par une bascule de point de vue dont le cinéaste a le secret, l’intrigue se déplace en effet à Tokyo, le temps d’une séquence en compagnie de Takahashi et Mayuzumi. Sans rien résoudre, Hamaguchi s’attache à ces agents impuissants face à un employeur insensible, figure d’un capitalisme déconnecté. Mais c’est moins tant cette séquence satirique de communication impossible en visio qui importe, que le trajet que les deux collègues entreprennent ensuite pour retourner au village. Là encore, le temps se délite, permettant à Takahashi et Mayuzumi de peu à peu faire part de leur solitude respective. Un petit geste de montage, aussi discret que génial, survient au cœur de la séquence : alors que rien ne semble comique dans la discussion, Mayuzumi se met soudainement à rire, bientôt suivie par Takahashi. La scène dure un peu, avant qu’un gros plan sur le téléphone utilisé comme GPS par le conducteur nous renseigne sur le motif de l’hilarité : une notification de « match » d’une application de rencontre est apparue à l’écran. En faisant le choix de différer la signification d’un comportement, Hamaguchi ménage à ses personnages un espace de vie qui leur est propre. Comme si, pendant quelques secondes, ils existaient pour eux-mêmes, par-delà le regard du spectateur. Le mal n’existe pas regorge de ce type de détails, qui montrent que Hamaguchi cherche avant tout à organiser les conditions d’une suspension ou d’une trouée : il s’agit de laisser les personnages évoluer en dehors de l’avancée trop rigide d’un scénario, de faire en sorte que la nature excède le statut de simple décor, etc. L’ouverture qu’induit ce désir n’est toutefois pas synonyme d’imprécision, bien au contraire – son cinéma atteint même ici une forme d’organicité permise par une attention extrême à l’égard de ce qui est enregistré.
Cette disposition du regard se manifeste autant dans la splendeur de certains plans (la lumière de phares perçant la nuit, le regard mystérieux d’une petite fille ou encore la fumée qui s’échappe d’un tas de fumier qu’elle observe plus tard), que dans la place qu’occupe le quotidien dans la matière du film. C’est dans un rapport étroit au réel que naît la fiction hamaguchienne. Takumi est d’abord patiemment dépeint à travers ses tâches quotidiennes (couper du bois, remplir des jerrycans d’eau claire de la rivière) pour mieux proposer, dans un deuxième temps, une variation de ces mêmes situations, en y ajoutant cette fois la présence des deux agents de la ville. La seconde scène de coupe de bois permet ainsi d’observer comment le dispositif du réalisateur est perméable aux aléas du réel. Il s’agit d’un plan-séquence qui voit les deux citadins attendre que Takumi ait fini de débiter son bois pour partir déjeuner avec lui. Un morceau d’écorce atterrit à un moment aux pieds de Takahashi, qui se baisse pour le ramasser et le pose maladroitement sur le tas de bûches. S’il était impossible de prédire la formation puis la trajectoire du débris, cet accident résume pourtant parfaitement la dynamique qui se noue entre les personnages : Takahashi, penaud, veut bien faire mais ne sert à rien, Takumi l’ignore et Mayuzumi est embarrassée par son collègue. Le film semble alors s’écrire de lui-même devant la caméra, sans que n’intervienne la main visible du cinéaste. Plein de bonne volonté, Takahashi demande ensuite s’il peut lui aussi donner quelques coups de hache, avant de s’extasier, dans un condensé de déconnexion citadine, sur les bienfaits d’une telle activité. Sa bonhomie l’empêche de se rendre compte de l’aspect invasif de son geste, qui consiste à prendre en main l’outil de travail d’un homme pour en faire une source d’amusement. Sa maladresse et son exaltation excessive tirent la scène vers la comédie, mais l’on peut aussi la voir tout autrement, comme un exemple de faute morale aux yeux de Takumi. Si le mal n’existe pas, c’est qu’il n’y a que des individus qui pensent faire le bien.
Hana et ses cerfs
Le personnage d’Hana, la jeune fille de Takumi, n’est pas pour rien dans l’incroyable sensation de densité qui émane du film. Si ce dernier est aussi troublant en dépit de sa facture épurée, c’est en partie grâce à l’étrangeté que l’enfant fait planer sur le récit. Elle ne prend jamais part à l’intrigue du glamping mais gravite plutôt autour, dans un jeu d’apparitions et de disparitions. Dès l’ouverture, la manière dont elle surgit a des accents surnaturels, à l’instar de ce travelling où elle se retrouve soudain sur le dos de Takumi, après que la caméra ait momentanément perdu ce dernier, masqué par le dénivelé de l’espace, alors qu’il marchait seul. Hana occupe finalement une place centrale dans la dernière partie, après qu’une nouvelle disparition, cette fois plus inquiétante qu’à l’accoutumée, oblige tous les personnages à se mettre à sa recherche. Le film, jusqu’ici lumineux et aéré, plonge à la fois dans la brume et dans la nuit, jusqu’à ce que la violence éclate sans crier gare. Le tour de force dont il fait preuve est de présenter un dérèglement (sans trop en dévoiler, l’action soudaine et brutale d’un personnage) comme la conclusion logique d’un enchevêtrement de situations, et non comme une pure bifurcation. C’est que Hamaguchi avait glissé ça et là de nombreux indices (l’évocation des réflexes des cerfs face aux humains, une goutte de sang sur une épine, etc.) débordant de l’apparent conte moral et sociologique jusqu’alors esquissé. En ouvrant les vannes pour faire jaillir la part refoulée du récit, la noirceur de ce faux dénouement achève de faire du Mal n’existe pas un nouveau sommet dans la filmographie du cinéaste.