Le nouveau film de Ryūsuke Hamaguchi s’ouvre sur une magnifique scène crépusculaire, où se dévoile en contrejour la silhouette d’une femme dont on entend seulement la voix, dans une série de champs-contrechamps où elle apparaît d’abord dans l’ombre, au contraire de son conjoint. Cette voix, lancinante, hantera la suite de Drive My Car : il s’agit de celle d’Oto, scénariste de télévision en couple avec un metteur en scène et comédien, Yusuke Kafuku, qui va travailler sur une adaptation d’Oncle Vania d’Anton Tchekhov après le décès brutal de sa compagne. Avant de disparaître, Oto aura enregistré une partie de la pièce sur une cassette audio, laissant derrière elle une trace sonore que le dramaturge écoutera dans sa voiture, en boucle, pour dialoguer avec son fantôme… Comme Asako I & II, Drive My Car est un film qui nous invite à lire entre les lignes : celles des dialogues et du scénario, adapté d’une nouvelle d’Haruki Murakami, et celles d’un monde à la géométrie composite, où les angles et les surcadrages figurent les relations entre des personnages qui s’ouvrent rarement les uns aux autres. La mise en scène du cinéaste japonais travaille en ce sens à multiplier doublures et reflets, en marge de dialogues où règnent les non-dits. Lorsque par exemple Yusuke se change dans sa loge au début du film, le jeune comédien avec lequel sa femme s’apprête à le tromper apparaît dans un miroir, indiquant une gémellité entre les deux hommes (on pense à l’amant répliqué d’Asako) et préfigurant la manière dont le dramaturge découvrira ensuite l’infidélité d’Oto (par l’entremise d’un reflet).
Précis formellement, Hamaguchi s’amuse à brouiller les pistes de son récit en creusant dans sa mise en scène un sillon parallèle à celui tracé par les dialogues. Dans la scène précédemment évoquée, Oto ne présente pas seulement à Yusuke un comédien que l’on devine, par l’intonation de sa voix, être son amant : elle associe également, par le cadrage et le positionnement des corps dans l’espace, son conjoint à un double rajeuni – un reflet dans lequel, plus tard, il sera lui-même amené à se reconnaître. Une logique de décalage entre ce qui s’écoute et ce qui se voit, et par extension entre les mots et la mise en scène, qu’Hamaguchi détaille en exposant, durant le reste du film, sa propre méthode de travail, lors de nombreuses sessions de lectures où Yusuke demande d’abord à sa troupe d’acteurs, parlant différentes langues, de lire et d’écouter le texte sans le jouer. C’est là que le film se révèle tout à fait passionnant, dans sa manière de figurer le drame de ces existences toujours à moitié ancrées dans la fiction, dont les corps ne sont bien souvent que les vaisseaux d’une parole extérieure. Dans Drive My Car, les êtres apparaissent de prime abord comme de tristes ventriloques, chez qui le maniement de la langue contribue à entretenir une distance avec le monde qui les entoure. Pour la combler, il s’agira, comme le suggère l’évolution des répétitions, de réunir le corps et la parole. C’est le point vers lequel s’achemine le récit, lors d’une scène de représentation théâtrale, où une actrice muette récite Tchekhov en langue des signes, ses bras entourant la figure de Yusuke. En réponse à la voix sans corps qui caractérisait jusqu’à présent le personnage fantomatique d’Oto, ombre mortifère qui plane sur le film et dont le kanji signifie littéralement « son », c’est ici le corps qui « parle », pour exprimer un chagrin resté trop longtemps indicible (la solitude d’un veuf incapable de laisser partir sa compagne).
L’itinéraire
Ce qui convainc pleinement dans Drive My Car tient ainsi à la convergence quelque part idéale entre l’évolution du scénario et les fluctuations, parfois très fines, de la mise en scène. Aussi dense dans sa forme que dans son récit (plusieurs dispositifs scéniques se succèdent, et une importante galerie de personnages développent, trois heures durant, des relations parfois complexes), le film d’Hamaguchi n’avance toutefois pas sans tracer d’autres lignes. Durant la préparation de sa pièce, Yusuke est accompagné de Misaki Watari, une jeune chauffeuse chargée de conduire sa précieuse voiture. Elle aussi a perdu un être cher (sa mère), et doit porter le poids du deuil tout en traînant, d’hôtel en salles de réunion, la carcasse un peu éteinte du dramaturge (belle idée au passage que de faire de ce véhicule, d’un rouge vif éclatant, un véritable tombeau, où des figures mutiques écoutent une voix venue d’outre-tombe). Ménageant l’un des fils les plus émouvants d’un récit qui ne manque pourtant pas de fulgurances dramatiques (cf. cette conversation, déchirante, entre Yusuke et l’ancien amant de sa femme, qui partagent sur la route la dernière histoire inventée par Oto), leur relation s’enrichit à mesure que le temps passe. D’abord distants, les deux personnages entreprennent à la fin du film un trajet en voiture au bout duquel ils atteindront les ruines de la maison familiale de Misaki, ravagée par un glissement de terrain (on reconnaît ici la hantise pour la catastrophe, récurrente chez Hamaguchi). C’est en haut d’une colline enneigée que les protagonistes semblent en mesure d’accepter la disparition de leurs proches. Le monde autour d’eux est comme mis à nu, dénué de reflets, de signes ou d’un éventuel réseau de lignes. Il ne s’agit d’ailleurs plus de maintenir en vain les fantômes dans le monde des vivants, en ayant par exemple recours aux outils de la fiction, mais d’accepter que la disparition puisse laisser derrière elle une simple toile blanche, où les traces elles-mêmes s’évaporent : par un jeu de perspective, les fleurs que jettent Misaki à la mémoire de sa mère atterrissent dans le silence du hors champ, entre deux surfaces enneigées. Peut-être fallait-il déplacer le tombeau, de la voiture au lieu même du deuil, avant de pouvoir revenir pleinement, et sereinement, dans le monde des vivants.