Silvio et les autres se conclut sur l’émotion d’Abruzzais contemplant le sauvetage d’un Christ arraché aux décombres d’une église dévastée par un séisme. Quelques séquences plus tôt, un badaud admonestait justement Berlusconi, présent pour afficher son soutien aux victimes de la catastrophe : « Rendez-nous le Christ !» Rendre le Christ ? Que signifie donc pareille apostrophe ? Pour comprendre à la fois le sens de cette phrase et de cet ultime plan, il faut revenir à la scène d’ouverture, où apparaît un mouton scrutant la caméra. L’animal traverse ensuite le jardin d’une somptueuse villa sarde, qui se révèlera être la demeure du Cavaliere, puis entre dans le salon. Face à lui, sur un écran plasma, s’affiche l’un de ces jeux télévisés caractéristiques de la période où Berlusconi transforma la télévision italienne. Le montage alterne entre le programme, le regard de l’animal et le panneau de la climatisation qui entame un compte à rebours s’achevant par la mort subite du mouton. Ce dernier apparaît ici comme le strict équivalent de la foule à la fin du film, soit une allégorie pour le moins pataude de l’Italie contemporaine, tandis que la télévision constitue quant à elle le négatif du Christ : à une extrémité du film se trouve l’avant-Berlusconi (la vieille Italie croyante) et à l’autre tout ce qui serait la conséquence de la révolution amorcée par la personnalité dont le film s’attelle à faire le portrait.
Qui a déjà vu un film de Sorrentino ne s’étonnera guère de voir le cinéaste s’attaquer à la figure controversée du Cavaliere, tant son ombre et ce qu’elle charrie avec elle (la vulgarité, les bimbos, la débauche qui règne dans une petite aristocratie décadente) plane sur sa filmographie. Il faut reconnaître que si l’on pouvait craindre le pire de cette rencontre, le film n’atteint pourtant pas tout à fait les tréfonds de médiocrité de Youth ou de La Grande Bellezza. Bien que le cinéaste multiplie, à l’instar de ses deux derniers films, des scènes clipesques d’une laideur confondante (dont une, très longue, près d’une piscine), le récit épouse cette fois-ci un cap un brin plus malin, ou qui du moins trace un sillon à même de fissurer un peu le masque de Berlusconi (et c’est justement comme un masque figé qu’il apparaît pour la première fois, arborant un sourire monstrueux qui se devine sous les voilures d’un déguisement oriental). Pour ce faire, le film entrelace deux caps narratifs qui se révèlent in fine similaires : il suit d’abord Sergio, un petit jetsetteur magouilleur et proxénète, qui fait tout pour s’approcher de celui qu’il appelle « Lui », puis brosse le portrait d’un Berlusconi en crise, réduit au chômage technique après sa défaite électorale de 2006, qui essaie difficilement de retrouver les faveurs de sa femme. Sergio et Silvio sont en cela deux séducteurs, et le récit ne se sert en fin de compte du premier que pour apprivoiser patiemment le second.
Roublardise
À partir de là, le film s’attache très sérieusement à comprendre ce qui se cache sous le sourire impérissable du Cavaliere, par le truchement d’un portrait qui se veut nuancé et qui pourtant ne peut pleinement prétendre à la complexité, tant la mise en scène de Sorrentino s’articule autour d’une séduction qui n’est pas seulement l’objet du film mais aussi son moteur. Le nœud de la mise en scène se loge ainsi dans les regards caméra qui permettent de dépeindre Berlusconi comme une figure qui s’adresse à la nation italienne (cf. cette scène où il s’amuse à vendre une maison à une inconnue au téléphone, pour se rassurer sur ses propres aptitudes de négociateur), et par extension au spectateur lui-même. Ces nombreuses œillades ont surtout une double fonction : montrer que l’homme est un acteur (Berlusconi apparaît, c’est dit explicitement, comme « un vendeur », et plus encore un vendeur de téléachat) et bien souligner que l’irruption du stupre à l’écran (les orgies, les fessiers qui se déhanchent, les nymphes qui défilent dans la villa de Berlusconi) s’inscrit dans le cadre d’une distance réflexive sur l’esthétique racoleuse de la télévision italienne de ces trente dernières années. Sorrentino se rêve dès lors à la fois comme le commentateur de cette esthétique (mais qu’il reprend à son compte, dans une logique séductrice) et celui qui dévoile son cœur mélancolique (sous le vernis de la fête, la tristesse guette), en prenant une fois de plus pour héros un personnage au crépuscule de sa vie. La réalité du film est nettement moins reluisante : le cinéaste y fait surtout preuve d’un symbolisme balourd (animalier, par exemple : le mouton, le rat, le serpent) et témoigne d’une certaine hypocrisie en cherchant à jouer sur les deux tableaux – soit à la fois rire du mouton qui s’écroule devant un programme inepte et pleurer avec ceux qui contemplent le vestige d’une ruine.