Révélé dans les festivals par ses longs métrages L’Uomo in Più et surtout Les Conséquences de l’amour, Paolo Sorrentino serait, aux dires de certains, l’héritier hybride du néo-réalisme italien et du travail formel d’Antonioni. L’énergie débordante qu’il met à démontrer cette filiation autorise cependant à lever un sourcil incrédule, particulièrement au regard de la vacuité du résultat.
Puisqu’on ne change pas une formule qui gagne (en l’occurrence des prix), L’Ami de la famille suit hélas le même programme. Il signale consciencieusement ses similitudes avec Les Conséquences de l’amour. Les deux films attirent le chaland par l’introduction d’un personnage jouant avec les archétypes : hier un comptable solitaire, mutique et mystérieux ; aujourd’hui un usurier physiquement et moralement repoussant. Et ils reprennent une thématique identique : la corruption des rapports humains par l’argent, illustrée entre autres dans les improbables tourments amoureux du protagoniste pour une femme qui représenterait son salut. Ces deux composantes, qui se marient tant bien que mal (pas évident d’intéresser à la fois au caractère hors normes d’un personnage et à une considération générale sur le monde), apparaissent pourtant assez vite comme des accessoires, des prétextes à l’étalage d’une technique cinématographique toute en tapage, clinquant et tension de surface.
« Simulacre d’énergie et d’âme »
Sorrentino est un cas extrême de la grande famille des cinéastes m’as-tu-vu, ne manquant pas une occasion de rappeler son existence, l’omniprésence de sa caméra et de sa supposée vision du monde. Il ne lui faut pas plus de cinq minutes pour se poser en petit malin trafiquant d’images fortes. D’un premier plan très composé — et qui le montre par ses mouvements inutilement brutaux — sur une nonne enterrée jusqu’au cou sur une plage, on passe à une présentation, en un montage alterné maniéré, de l’usurier et de divers personnages secondaires qui vont graviter autour de lui. Un éparpillement qui, pour tourner autour du thème qu’il annonce (l’obsession de l’argent, donc), n’en fonctionne pas moins au bluff, l’exercice de puzzle qui s’ensuit chez le spectateur (qui espère, comme dans un jeu, la reconstitution des morceaux) permettant au film de se faire passer pour virtuose et maîtrisé.
À l’image de cette entrée en matière racoleuse, Sorrentino fait mine de suivre plusieurs lièvres à la fois, plus ou moins convenus voire caricaturaux : exhibition de la gangrène de l’argent dans les rapports sociaux, portrait de « monstre » humain, redite de La Belle et la Bête entre l’usurier et la jolie mais un peu factice Laura Chiatti (A Casa Nostra), confrontation entre petites magouilles et grand capitalisme, pour finir par une morale sur l’indécrottable méchanceté humaine. Mais le seul sujet qui s’impose dans ce fatras d’intentions et de tentatives affichées (réduites à autant d’accessoires cache-misère), c’est la façon dont la caméra va occuper, voire saturer l’espace disponible par tous les moyens, insuffler un simulacre d’énergie et d’âme à chaque plan, y compris quand elle n’a rien à filmer. On peut compter le nombre de plans sans effets, sans travellings sortis d’on ne sait où, ni compositions tarabiscotées, ni cadrages plus voyants que ce qu’ils cadrent, pour un oui ou pour un non, juste pour amuser la galerie et donner l’illusion d’une « patte » visuelle.
« Petite personne »
Non seulement ce refus forcené de laisser les images parler d’elles-mêmes étouffe et décrédibilise tout ce que Sorrentino prétend avoir à nous dire, mais cette volonté permanente de marquer esthétiquement son film trahit chez lui une vision du monde beaucoup moins profonde que ce qu’il voudrait nous en confier, et au bout du compte assez misérable. Qu’il monte l’apparition dansée de Laura Chiatti en une chorégraphie de mauvais clip, ou qu’il montre, tel un gag douteux qu’il prolongerait à loisir, deux financiers en costard-cravate se joignant à des prostituées dans un jacuzzi, celui qui prétendait refléter la superficialité et l’amoralité du monde ne fait finalement que ramener la réflexion à sa propre petite personne, à son goût pour le clinquant et sa complaisance à exhiber le sordide.