Souvenez-vous, c’était en avril dernier. Lors de la conférence de presse du Festival de Cannes, Thierry Frémaux annonçait la sélection de Youth de Paolo Sorrentino en compétition : « La dernière fois il était venu avec La Grande Bellezza, et en fait c’était un peu “La grande vulgarité”, la vulgarité de la société italienne contemporaine. » Le directeur du général du festival justifiait ainsi l’ironie d’un tel titre, « Youth », pour un film centré sur des personnages respectivement octogénaire et septuagénaire (un compositeur interprété par Michael Caine et son ami cinéaste joué par Harvey Keitel). Mais il en profitait également pour rappeler au passage l’argumentaire rabâché par les partisans de La Grande Bellezza : non, Sorrentino n’est pas un cinéaste « vulgaire », comme le lui reprochent ses nombreux détracteurs, la vulgarité, celle de l’Italie berlusconienne du « bunga bunga », est son sujet même. Sauf que cette hypothèse, évidemment fallacieuse, ne tient pas la route en dehors du cas de La Grande Bellezza, et ce pour deux raisons : 1) son style est vulgaire qu’importe le sujet 2) son style est vulgaire qu’importe l’époque.
Plus d’excuse
Plastiquement indigne pour un film présenté en Compétition, Youth marie notamment deux types de décors (et par association deux régimes d’imagerie) distincts : d’une part l’hôtel/station thermale, référence bien entendu à Huit et demi, de l’autre l’extérieur de la résidence, cadre transalpin aux allures de pub Milka. La vulgarité imbibe la peinture des deux espaces (des ballades hideuses en pleine nature, des plans surplombants les corps décharnés qui peuplent l’hôtel), sans qu’on ait l’impression que le film se passe particulièrement là, maintenant, aujourd’hui, à l’ère de « la vulgarité de la société italienne contemporaine ». Sorrentino fait certes défiler des signes de contemporanéité en lien direct avec la question de la vulgarité : l’hôtel accueille notamment Diego Maradona (ou du moins une figure dont tous les attributs évoquent le Maradona chancelant d’aujourd’hui) et une Miss Univers dont la beauté clinquante correspondrait d’une certaine manière aux canons contemporains. Mais là aussi, ça ne tient pas : les scènes (d’ailleurs peu nombreuses) mettant en scène ces figures nourrissent avant tout la trajectoire rêvée du film, à savoir le cheminement d’un corps et d’un l’esprit flétri qui atteint, à l’issue d’un voyage intérieur, une résurrection spirituelle. Sur ce point, le film tient ouvertement de la variation fellinienne sur la création et de l’autoportrait d’un cinéaste et d’un artiste : l’important, nous dit Sorrentino, que l’on croit sincère, ce sont les « émotions » et le « désir plutôt que l’horreur ». Très bien, on est d’accord. Sauf que le film fait strictement l’inverse : ce choix du « désir » comme moteur artistique est verbalisé par un acteur (Paul Dano) préparant son prochain rôle : Hitler. Grimé en Führer, l’acteur déambule au milieu des résidents, bouches bée devant ce spectacle grotesque, avant d’être frappé par cette épiphanie morale. Il faut d’abord passer par un gag sordide (il y en a d’ailleurs beaucoup dans Youth) pour accéder à ce sous-texte, au fond guère incarné dans la matérialité même des scènes. Sorrentino nous avait déjà fait le coup dans La Grande Bellezza : il recherchait alors « la beauté », maintenant « le désir », mais où sont la beauté et le désir dans ce cinéma tourné vers le passé (Fellini, encore), tout aussi criard que mortifère, lorsqu’il n’est pas simplement ridicule ?
Car on trouve beaucoup de séquences embarrassantes dans Youth, dont la vulgarité n’est plus raccordée à la représentation du monde d’aujourd’hui : comment défendre ainsi cet aberrant concerto de clarines où le héros sénile dirige un ensemble harmonique de vaches ? Ou cette kitschissime hallucination du réalisateur joué par Harvey Keitel ? Le problème de Sorrentino est toujours le même : les scènes qui posent un regard critique sur la vulgarité (ici un rêve en forme de parodie de clip rutilant) et les supposées acmés de beauté (le cauchemar du compositeur, la vision surréaliste du réalisateur) sont aussi laides les unes que les autres. Tout cela pourrait constituer un passionnant cas critique si Sorrentino n’était à ce point un indécrottable cynique – trait de son mauvais esprit qui culmine ici avec un twist dégoûtant sur la femme du héros que l’on supposait morte, scène qui par ailleurs est précédée par la visite d’un cimetière, pour renforcer l’effet de surprise – et un misanthrope contemplant de haut ses personnages avec une goguenardise écœurante. Haut la main la purge du festival.