Dans un entretien datant de la sortie de son précédent film Le Dahlia noir, Brian De Palma s’interrogeait : qu’est-il advenu du cinéma contestataire réalisé dans l’urgence par de jeunes cinéastes au cours des années 1960 et 1970 ? Quelles mutations a subies l’Amérique entre la guerre du Viêt-Nam et la guerre en Irak ? Qui filtre les images ? Redacted, filmé en HD avec un budget de cinq millions de dollars, apporte plusieurs réponses à ces questions fondamentales tout en renouant avec les premiers films du cinéaste.
Petit retour en arrière : dans Greetings (1968), Jon Rubin (Robert De Niro) rencontre un jeune homme massif et un peu gauche en se rendant à sa convocation de l’armée. Ce figurant assis sur les marches n’est autre que Brian De Palma. Sa position dans la scène annonce déjà les aspirations du réalisateur : pouvoir se permettre à la fois de rejoindre les troupes de ce qu’il nomme l’establishment (Jon Rubin pense que déguisé en fasciste il évitera d’être envoyé au Viêt-Nam) et à la fois de réaliser des films en phase avec son époque et ce qui se trame dans les rues. Il n’est alors pas étonnant que la sortie de Redacted suive de seulement un an et demi celle d’un film comme Le Dahlia noir : De Palma est toujours quelque part sur ces marches, allant et venant comme bon lui semble entre blockbuster, cinéma expérimental et, en l’occurrence, pamphlet politique.
La rage que procure la vison de Redacted vient d’une horrible sensation de déjà vu : obsédé par la figure de la boucle, De Palma refait presque à l’identique Outrages, son film sur la guerre du Viêt-Nam, puisque l’Amérique elle-même se fait un remake d’une guerre antérieure. La violation du sol par l’Amérique passe symboliquement par la « prise » d’un corps vierge, donc d’une jeune femme. Ici c’est une Irakienne de quinze ans que les soldats ont remarqué en tenant un barrage dans la ville de Samara (ce crime de guerre s’est déroulé en réalité à Mahmudiyah). Les Penthouse, cartes à jouer à l’effigie de playmates et autres magazines de charme ne font qu’alimenter le rapport consumériste aux corps qu’ont les soldats Reno Flake et B.B. Rush. Si l’idée de viol a déjà fermenté dans l’esprit de ces derniers, elle n’est révélée publiquement qu’au cours d’une partie de poker arrosée. Manière pour De Palma de relier le hors-monde de la guerre à l’excitation policée des casinos (notons la récurrence du nom Vegas). Véritable jeu où tout s’efface au fur et à mesure, la guerre rend possible l’inversion d’envies sexuelles (frustration et interdits) grâce au meurtre. Tuer permet de ne pas laisser de traces de soi et de nier ainsi le renouvellement.
Outre le fait que Redacted a été conçu très peu de temps après l’incident, la vitesse de montage du film, son urgence, découlent du fonctionnement d’Internet : blogs, Youtube, webcams, tout est bon pour traduire une histoire avec les moyens actuels. Parmi les différentes formes utilisées, on notera que la photographie est celle qui a le plus d’impact. La première séquence du film s’ouvre sur la prise d’une photo de groupe par Angel Salazar, aspirant réalisateur dont l’intention est de filmer tout ce qui se passe à Samara (« Basically here, shit happens »). L’atmosphère est joviale mais d’ici peu Angel Salazar va subir les conséquences de son documentarisme. Dans Redacted, il y a la même obsession que dans Blow Out, où les allers-retours entre cinéma et réel permettaient de revenir avec un son vrai : sortir de la guerre (le spectacle corrigé, lavé de celle-ci) avec des images vraies, absolues. Ce qui traumatise ce sont les snapshots, pollution visuelle aliénant les soldats. De Blow Out, De Palma retient également une fin traumatisante : Lawyer McCoy est revenu d’Irak changé à jamais tout comme Jack Terry l’était en retournant dans le monde du cinéma après son immersion dans le complot politique.
Redacted le confirme, le cinéma de Brian De Palma a muté, depuis peu, vers autre chose que du maniérisme, bien que l’obsession de l’image soit toujours présente. Dorénavant c’est la cybernétique qui y prédomine, et ce notamment depuis Le Dahlia noir. Cybernétique parce qu’il y a cette idée que ce ce n’est plus vraiment l’argent et le sexe qui gouvernent les hommes, mais plutôt le sexe et la mort digérés par les ordinateurs : vision infraverte d’un viol et d’un carnage tout droit sorti d’un jeu vidéo de mauvais goût, photos de charme retouchées et devenues cartes à jouer. La photographie du soldat McCoy au dénouement fait douloureusement écho au sourire d’ange de Betty Short, véritable soumission à l’ordre du clique mécanique. Pleurs et souffrances doivent alors se plier aux « cheese » et « give me a smile » incessants. L’effacement du moi devant le culte de l’image, l’abdication de l’âme face au règne de l’inorganique rappellent combien l’humain a été absorbé par son double.