Le premier plan du film est plein face, symétrique : au centre d’une cave au plafond voûté, un homme chante un air d’opéra, placé devant des cibles. Le réalisateur compte-t-il vraiment écouter cet homme, ou envisage-t-il de se servir de sa caméra comme d’une arme ? Voilà le trouble qui persiste tout au long de Sous-Sols. Les films d’Ulrich Seidl, souvent âpres, voire douloureux, ont de quoi rebuter quiconque n’apprécie pas son mélange habituel de cinéma punitif et d’humour noir. Dans cette dernière production, finie l’observation de la mise au pas des hommes par une société carcérale, nous partons explorer leurs sous-sols, là où se révèle leur intimité. Est-ce là le gage d’une démarche plus humaniste ? C’est sans compter sur l’obsession du réalisateur pour les rapports de domination, tant sur le fond que sur la forme.
Volonté de puissance
Le positionnement plein face que Seidl choisit pour filmer ces lieux n’est pas uniquement formel, il est aussi relationnel. Les personnes sont placées au milieu de leur environnement pour former des compositions géométriques, où ils dévoilent leurs secrets les plus intime. Nous assistons ainsi à la mise à nu (parfois littérale) de chacun d’entre eux, et voyons apparaître leur « vérité ». Une question essentielle se pose alors : au-delà de la satisfaction d’un certain voyeurisme, pourquoi regarder ? Que discerne Seidl dans cette suite de séquences que rien ne relie en apparence si ce n’est leurs décors souterrains ? Relevons tout d’abord que la quasi-totalité des situations filmées évoquent un rapport de dominants/dominés. De la longue démonstration de pratiques sadomasochistes à une réunion de tireurs amateurs débattant de l’invasion des musulmans sur leur beau continent, le réalisateur s’évertue à nous révéler la tendance naturelle aux rapports de force qui se nicherait en chacun d’entre nous. On la retrouve ainsi tout au long du film sous diverses formes, tantôt légères ou scandaleuses : loisirs, pratiques sexuelles, théories politiques…
Mais ce rapport de domination, c’est dans le positionnement même du réalisateur que nous le retrouvons dans sa manifestation la plus éclatante. Il faut reconnaître à Seidl de parvenir à s’approcher au plus près de ses sujets. Or une fois infiltré, la pudeur n’existe plus pour lui : tout se passera en pleine lumière, au centre de lignes de forces qu’il aura savamment tracées parmi les éléments du décor. Seidl met alors en scène chaque personne à sa guise, et la plupart se retrouveront, comme dans ses précédents films, enfermés dans des encadrements formés par les fenêtres, les portes, les perspectives.
Et si tu regardes longuement un abîme…
Ces encadrements font souvent penser dans Sous-Sols à des miroirs, et les personnages placés à l’intérieur semblent transformés en reflets : ceux des spectateurs, bien entendu. Ce n’est pas nouveau, Seidl se veut le peintre d’un autoportrait autrichien, européen même. Il présente son pays comme une terre de misère morale, au sein de laquelle les hommes en conflit avec leur corps tentent de soulager leur mal-être par le recours à des procédés contribuant à développer encore plus cette misère. La religion, le tourisme, la surconsommation sont, entre autres, des formes d’enfermement pour tous ses personnages, qui en viennent même à les désirer et à les entretenir. Il n’y a décidément pas d’issue, y compris sous terre. Seidl prend ce constat pour acquis en manifestant d’une part de l’empathie envers ceux qui transforment leurs envies de domination en plaisir, et en condamnant d’autre part ceux qui en font des théories politiques.
En définitive, Ulrich Seidl ne cherche pas quoique ce soit de nouveau dans ces sous-sols, il y trouve surtout de nouveaux sujets à placer dans des cadres, afin de les exposer aux spectateurs. Ces derniers sont alors, eux aussi, élevés en position de dominants quand il s’agit d’épingler les figures repoussantes (le chasseur, le néonazi, les apprentis tireurs racistes…), ou en posture de dominé quand il est mis en position de subir de longs plans séquences tout en douleur au bon plaisir du réalisateur. Dans tous les cas, nous serions incités à voir se révéler des parts de nous-même sur grand écran. Peut-être distinguons-nous effectivement notre propre image, mais nous assistons avant tout à un méticuleux travail de taxidermie humaine. Or exposer la tête d’un chasseur au milieu de ses propres trophées est une pratique qui relève tout de même de la chasse, quoi qu’on en dise.