La sortie simultanée des deux derniers volets de la trilogie qu’Ulrich Seidl consacre à trois femmes autrichiennes et autant de paradis viciés a de quoi donner la nausée aux plus téméraires : à l’époque où il envisageait encore ce triptyque comme un film unique de près de neuf heures, Seidl s’était interrogé sur l’ordre des trois parties, craignant que le spectateur ne supporte pas les séances de masochisme mystique de la pieuse héroïne de Foi. Le portrait plus juvénile d’une adolescente obèse et taraudée par le désir qui clôt finalement le triptyque n’offre pourtant que de vains espoirs (il reste d’ailleurs à expliquer l’incohérence de son titre), tant ce Spring Breakers à l’autrichienne creuse le chemin de croix sur lequel chaque personnage traîne sa solitude.
Présentés successivement dans les trois grands festivals européens, Amour – curieux contrepoint au film du même titre de son compatriote Haneke – Foi et Espoir déploient les tableaux boschiens d’une sinistre quête d’amour. Celle de Teresa d’abord, une quinquagénaire empâtée trompant sa solitude à grand renfort d’alcool et de dollars dans un sordide safari sexuel au Kenya. Mais aussi celle de sa sœur dévote Annamaria, plus versée dans l’eau bénite et la passion fanatique qui l’unit corps et âme au Christ. Celle enfin, entre obésité et puberté, de sa fille Melanie, qui passe l’été dans un diet camp à l’américaine où elle s’éprend d’un médecin qui s’ennuie presque autant qu’elle. Incidemment, ces trois récits de vacances offrent aussi le témoignage glaçant d’une oisiveté toujours encadrée par une institution sociale : celle du tourisme de masse et du voyage organisé, de l’Église ou de la colonie de vacance. En sorte que les « paradis » de ces trois Autrichiennes en mal d’amour ne sont rien d’autre que des colonies pénitentiaires où l’on apprend les règles à son corps défendant.
C’est d’ailleurs la ligne continue qui guide toute l’œuvre d’Ulrich Seidl, dans ses documentaires – Jesus, Du Weisst (2003) a directement inspiré le personnage d’Annamaria – comme dans ses fictions – Dog Days (2001), saignée à blanc de l’Austrian way of life qui lui valut une reconnaissance internationale, ou Import/Export (2007), sinistre flux migratoire de corps marchandés qu’on pourrait tout aussi bien considérer comme une préfiguration ou une variante d’Amour. La loi du marché ou la règle institutionnelle déterminent une aliénation absolue de l’individu à la communauté, et nul film mieux qu’Espoir n’en livre l’implacable démonstration. Le camp d’amaigrissement où Melanie est envoyée pour l’été déplie cette infaillible logique disciplinaire : géométrie des lignes architecturales, imagerie carcérale des dortoirs collectifs et des perspectives sur les couloirs vides, rituels jansénistes qui rythment les jours monotones, alignement spartiate des corps le long des murs… Tout concourt à inscrire Espoir dans la peinture goffmanienne de l’institution totale, jusqu’à ce coach aux airs de Philippe Lucas autrichien, jouant du sifflet comme un flic excité.
Mais la puissance de ces tableaux vivants, minutieusement composés par Wolfgang Thaler et Ed Lachman, ressort de leur partition des corps de part et d’autre de frontières normatives bien plus que du récit des tourments pubères de Melanie. Au reste, les états d’âme de son âge ingrat s’arrangent du profond désœuvrement de son environnement et sa débauche reste relativement pudique, version teen movie des sex parties de sa mère dans des contrées plus exotiques. Il en va autrement avec Annamaria, sorte de Christine Boutin hardcore, apôtre acharnée de la parole divine lancée à l’assaut des quartiers déshérités de Vienne, armée d’un vaporisateur d’eau bénite et parée d’une statue de la Vierge. Le film s’ouvre et se referme sur un plan identique, dans l’intimité de ce qu’il conviendrait d’appeler une chambre de torture, petit cabinet seulement décoré d’un crucifix et d’une icône où la mystique conserve cilices et disciplines et s’adonne consciencieusement à l’auto-flagellation. Seidl laisse durer le plan sur le dos de son actrice jusqu’à ce que les lanières de cuir y impriment de profondes zébrures à vif, et il faut saluer la capacité de Maria Hofstätter à incarner ce fanatisme par-delà les limites de la représentation.
Dans le décor minutieusement composé de cette foi barbare, les photographies de Benoit XVI côtoient les trancheuses à jambon dans une sorte de liturgie de la déchéance. Le cours drastiquement réglé de l’existence d’Annamaria ne connaît un accroc qu’avec le retour inopiné de son mari, un Égyptien musulman paraplégique, Nabil – une réapparition que l’épouse toute entière dévouée à Dieu vit comme une mise à l’épreuve de sa foi. Ironiquement, c’est à un autre croyant que Seidl confronte le fanatisme d’Annamaria, à une époque où l’Occident est plus enclin à assimiler le sectarisme (sinon le terrorisme) à l’islam. Mais là encore la démonstration se résume à la seule force d’évocation des deux scènes de pénitence, celle auto-infligée d’Annamaria serrée dans son cilice et parcourant les pièces de sa maison sur les genoux, et celle, cruelle, de Nabil, contraint de se traîner sur ses coudes alors que son épouse lui a subtilisé son fauteuil roulant. Seidl, sans doute plus photographe que cinéaste, rend, à travers ses images un hommage appuyé à celles de Martin Parr ou Nan Goldin. Reste que ces « tableaux », comme il aime à les qualifier, laissent intact le malaise dans la civilisation qu’ils s’appliquent à disséquer dans ses détails les moins avouables. Il travaille déjà à un nouveau projet, documentaire celui-là : intitulé In the Basement, il s’attachera à montrer la façon dont ses concitoyens occupent ces lieux périphériques de leurs habitats, les caves. Nul doute qu’il n’y sera pas question de bricolage ou de conserves.