En mai dernier, l’Autrichien Ulrich Seidl présentait à Cannes le premier volet de sa trilogie sadiquement intitulée Paradies : une quinquagénaire autrichienne et empâtée s’y offrait un voyage au Kenya pour tromper sa solitude dans un long et sordide safari sexuel évoquant sans tabou un autre héritage du colonialisme. Alors que son compatriote Haneke consentait enfin à mettre un peu de tendresse dans son film pertinemment intitulé Amour, Seidl en livrait une vision autrement plus clinique et avilissante, confondant la solitude de ses grosses Autrichiennes avec un commerce sexuel auréolé de racisme. Usant de la même cruauté que le Haneke de Benny’s Video et Funny Games, Seidl s’inscrit dans un cinéma de l’abjection tout aussi dirigé contre sa mère-patrie. Formé au documentaire et passé à la fiction avec Dog Days, saignée à blanc de l’Austrian way of life, puis Import/Export – sinistre flux migratoires de corps marchandés qu’on pourrait tout aussi bien considérer comme une préfiguration ou une variante de Paradies : Liebe – Seidl n’épargne pas ses compatriotes. C’est à se demander comment il peut encore représenter son pays à Cannes ou à Venise et par quels mécanismes sado-masochistes le gouvernement autrichien consent à lui accorder quelque financement.
Lancé dans une trilogie sur trois femmes d’une même famille, Seidl s’aventure moins dans un quelconque paradis qu’il ne sonde la profondeur infernale de la misère humaine de ses personnages. Dans Liebe, l’amour charnel se confondait avec autant de tableaux de chairs flétries dans des poses morbides. Glaube, littéralement « foi », évoque d’autres amours macabres : la dévotion corps et âme d’une fondamentaliste catholique au Christ. C’est le personnage d’Annamaria, la sœur de Teresa, brièvement aperçue dans le premier opus, qui fait les frais de cette nouvelle plongée glacée dans les extrêmes. Quasi recluse dans une existence organisée comme un interminable rituel, cette pieuse quinquagénaire au chignon sévère travaille non sans ironie dans un service de radiographie, où la nudité est toujours pathologique et jamais érotique. Comme dans les autres épisodes de la trilogie, les congés d’Annamaria lui offrent une occasion de se consacrer à elle-même, plus précisément à la mission sacrée dont cette bigote mystique se croit investie : répandre la sainte parole parmi les hérétiques.
Voilà donc cette apôtre amoureuse du Christ lancée à l’assaut des quartiers déshérités de Vienne, armée d’un vaporisateur d’eau bénite et parée d’une statue de la Vierge. Le dogmatisme d’Annamaria la préserve inexplicablement des réactions de violence que sa conduite ne saurait lui épargner, ou peut-être Seidl est-il plus intéressé par les châtiments que cette croyante s’inflige à elle-même en rémission des péchés de ses contemporains. Le film s’ouvre et se referme sur un plan identique, dans l’intimité de ce qu’il conviendrait d’appeler une chambre de torture, petit cabinet seulement décoré d’un crucifix et d’une icône où la mystique conserve cilices et disciplines et s’adonne consciencieusement à l’autoflagellation. Seidl laisse durer le plan sur le dos de son actrice jusqu’à ce que les lanières de cuir y impriment de profondes zébrures à vif, et il faut saluer la capacité de Maria Hofstätter à incarner ce fanatisme par-delà les limites de la représentation et de la décence.
Dans le décor minutieusement composé de cette foi barbare, les photographies de Benoit XVI côtoient les trancheuses à jambon dans une sorte de liturgie de la déchéance. Le cours drastiquement réglé de l’existence d’Annamaria ne connait un accroc qu’avec le retour inopiné de son mari, un Égyptien musulman paraplégique, Nabil – une réapparition que l’épouse toute entière dévouée à Dieu vit comme une mise à l’épreuve de sa foi. Ironiquement, c’est à un autre croyant que Seidl confronte le fanatisme d’Annamaria, à une époque où l’Occident est plus enclin à assimiler le sectarisme (sinon le terrorisme) à l’islam. Inspiré par un documentaire, Jesus, du weisst, tourné par le cinéaste en 2003 sur une femme déçue par son mariage qui avait trouvé dans le Christ une idole aussi bien qu’un amant idéal, Paradies : Glaube se veut, selon les termes de son réalisateur, une forme d’équivalent de l’épreuve de la croix : c’est peu de dire que Seidl atteint son but, tant l’organisation – par ailleurs assez aléatoire – des séquences comme de sinistres tableaux de souffrance, est un fardeau, une épreuve pour les yeux. Seidl n’a pas démérité pour appartenir au panthéon des cinéastes de chevet d’Herzog, sa cruauté est sans égale.
On pourrait voir dans la longue pénitence de cette croisée des temps moderne une forme de comédie noire, mais si le film esquisse quelques pistes dans cette direction – à travers par exemple les réunions de cette secte catholique auto-baptisée « la troupe d’assaut du Christ » chez Annamaria ou la scène orgiaque dans le parc public qui surprend la dévote sur le chemin de son domicile – il s’en écarte irrémissiblement par une forme de dolorisme cruel : ainsi, l’écho qu’entretiennent les deux scènes de pénitence, celle auto-infligée d’Annamaria serrée dans son silice et parcourant les pièces de sa maison sur les genoux, et celle, barbare, de Nabil, contraint de se traîner sur ses coudes alors que son épouse lui a subtilisé son fauteuil roulant. À force de sadisme, la démonstration implacable de Seidl finit par tourner à vide, et la composition picturale des longs plans fixes tournés par les deux directeurs de la photographie Wolfgang Thaler et Ed Lachman (co-réalisateur de Ken Park avec Larry Clark) n’offre plus que la répétition avilissante d’une fascination morbide pour les chairs meurtries et le corps humilié. Le troisième opus de la trilogie Paradies devrait s’intituler « espoir » et suivre les efforts de la fille adolescente de Teresa pour perdre du poids dans un camp pour obèses, gageons que l’espoir y sera vain.