D’année en année, on trouve dans les festivals de cinéma documentaire davantage d’œuvres utilisant des procédés fictionnels. Ainsi, dans la compétition principale de CPH:DOX qui regroupait cette année quatorze films (DOX:AWARD), quatre pouvaient être considérés comme de pures et simples fictions, et plusieurs autres comportaient des éléments à la fois écrits et joués. Si ce genre de démarche était à l’origine l’apanage de ceux qui souhaitaient placer au centre de leur travail une réflexion sur la nature de l’image – ses vérités et ses mensonges –, force est de constater qu’aujourd’hui, il s’agit aussi pour certains d’employer la fiction comme un rempart dressé contre le réel. Plutôt qu’un facteur de réflexivité, elle devient alors l’extension d’une volonté de maîtrise du discours et de ses effets.
Rencontres du troisième type
Parmi les films où cette hybridité restait réellement productive, on peut citer 20 000 jours sur Terre de Iain Forsyth et Jane Pollard. Tout en adoptant une forme assez lisse et un peu clinquante, le film renouvelle le genre du portrait d’artiste. Son sujet, Nick Cave, se présente au travers d’un mélange de scènes de répétitions, d’enregistrements et de concerts prises sur le vif, et de séquences écrites et jouées par le musicien. Tout au long du film, c’est sa voix qui sert de fil rouge au travers d’un texte plus méditatif qu’autobiographique. Et lorsque interview il y a, elle se présente comme une scène semi-fictionnelle : un rendez-vous chez son analyste. Cela oriente les questions vers d’autres territoires ; c’est aussi une façon de signaler que l’on ne peut saisir la vérité d’une personne, et encore moins d’une star, mais simplement ce qu’elle veut bien nous donner à voir. Le film ne prétend donc pas à l’exhaustivité mais se concentre sur certains aspects du personnage de Nick Cave, notamment le processus d’écriture des textes de ses chansons, qu’il décrit comme une façon de cannibaliser le réel pour le transfigurer.
Dans un tout autre registre, Tomorrow Is Always Too Long de l’Anglais Phil Collins dresse un portrait de la ville de Glasgow, où il a vécu, sur la base d’histoires recueillies auprès de ses habitants. Pour donner forme à ces récits, il imagine une chaîne de télévision amateur, avec ses jeux, ses talk-shows, ses annonces pour des services de rencontres ou de voyance, dans une esthétique vintage aux couleurs criardes. Le film organise ces différentes pièces à la manière d’une amusante séance de zapping, régulièrement interrompue par des séquences d’animation et par des clips. Le temps d’une chanson pop, où les différentes étapes de la vie sont mises en scène, les Glaswégiens se trouvent projetés dans un univers aseptisé, celui-là même qui nie d’ordinaire leur existence. Par touches subtiles, Phil Collins dessine ainsi une œuvre aussi ludique et excentrique que politique.
L’image-mouvement
Un autre orfèvre, Tsai Ming-liang, montrait ici son dernier film, Le Voyage en Occident, nouvel opus autour du motif de la marche au ralenti d’un moine bouddhiste étendu sur près d’une heure. Après Taïwan, Hong Kong et la Malaisie, Tsai a emmené Lee Kang-Sheng à Marseille. Sa performance est cette fois imitée par un autre homme – Denis Lavant. Au sein de plans à durée variable – de quelques secondes à près d’un quart d’heure –, le cinéaste joue une fois de plus du contraste visuel entre ce personnage en suspension et l’activité habituelle d’une ville. Maintenant la narration en veilleuse, il inscrit ce fascinant déploiement d’une immobilité mouvante dans différents décors, différentes lumières, produisant chaque fois un effet différent. Dans certains plans, la figure se montre à retardement, et par l’attente toujours satisfaite ainsi produite, le moine finit par apparaître comme une sorte d’esprit qu’il suffit de convoquer pour qu’il se manifeste.
Autre avatar d’un cinéma de la sensation, le nouveau film de J.P. Sniadecki explore une fois de plus la terre d’adoption du cinéaste américain : la Chine. The Iron Ministry nous fait monter à bord d’un train, le temps d’un trajet artificiel composé à partir de dizaines d’heures de rushes tournés sur plusieurs années. On y fait physiquement l’expérience de ce lieu, où certains séjournent de longues heures, et qui se trouve investi par toutes sortes d’activités. En bon membre du Sensory Ethnography Lab, Sniadecki explore ce serpent de fer sous toutes les coutures, glissant aux pieds des voyageurs ou s’élevant au-dessus d’une session de découpage de viande entre deux wagons. Il observe les corps, au repos et en activité. Dans ce train qui file à travers l’espace, c’est aussi le temps qui est évoqué : le passé (les trains d’« avant », qu’un contrôleur se laisse aller à décrire avant de s’apercevoir de son imprudence), le futur du pays et bien sûr le présent, dont le train donne un aperçu en faisant se rencontrer toutes les strates de la population chinoise.
De l’absurde
Durant une même après-midi, le festival nous a permis un grand écart, de cette mobilité extrême aux plans statiques d’In the Basement, qui marque le retour d’Ulrich Seidl à la forme documentaire. En une sorte de clin d’œil sordide à un fameux fait divers survenu il y a quelques années, il y filme ce que certains Autrichiens font de leurs caves : des lieux de loisirs ou de célébration de leurs passions, plus ou moins avouables. Force est de reconnaître au cinéaste une maîtrise formelle lui permettant de mettre en exergue le grotesque qui sommeille dans toute scène du quotidien. Ainsi, le rire survient parfois là où on ne l’attendait pas… mais toujours aux dépens de ceux qu’il filme. L’attitude démiurgique de Seidl est encore moins acceptable dans le registre documentaire que dans celui de la fiction, puisqu’elle devient alors agression non seulement contre les spectateurs mais aussi contre les protagonistes du film. Les premiers, apparemment, ne méritent pas mieux que d’être placés dans des situations d’inconfort stérile (écouter les divagations de nostalgiques du Reich, assister à des séances de sadomasochisme, etc.) ; les seconds sont mis en spectacle comme dans un freak show, utilisés comme de vulgaires instruments du sadisme du cinéaste.
Également absurdes mais autrement plus légers sont les films de Keren Cytter, jeune artiste israélienne que le festival mettait à l’honneur. Flirtant avec l’informe, ses œuvres généralement courtes citent autant le cinéma d’auteur que le soap opera et déroulent leurs histoires de façon décousue ou simplifiée jusqu’à l’absurde – des histoires d’amour, souvent. Discussions surréalistes, doublage robotique des acteurs (amateurs), cadrages aléatoires, répétition et réflexivité sont autant d’ingrédients de ce faux fatras particulièrement réjouissant. Dans ces collages d’images et de mots, qui semblent parfois parodier les formes avant-gardistes sans pouvoir en être dissociés, tout sens est fuyant et l’expérience n’en est que plus électrifiante.