Hier, le giallo, aujourd’hui Jess Franco. Reprenant les choses là où Berberian Sound Studio les avait laissées, le nouveau Peter Strickland, The Duke of Burgundy, porte à maturité un projet esthétique cohérent assimilant l’influence déclarée du cinéma de genre pour en livrer un discours méta sans réel équivalent dans le paysage contemporain. Sa méthode ? Mettre en tension la réflexivité d’une telle démarche avec l’organicité de ses objets d’élection, à savoir des corps féminins convoités, possédés, tourmentés. Si le dandysme du réalisateur britannique peut séduire au premier abord, il révèle rapidement ses limites, la sensualité à laquelle il postule se figeant in fine dans un fétichisme dont il ne parvient pas à se défaire.
Saphisme psychédélique
Cynthia et Evelyn vivent à la campagne, quelque part en Europe, dans une région et une époque indéfinies . L’une est une lépidoptériste – spécialiste des papillons – manifestement réputée ; l’autre, plus jeune, son étudiante. Toutes deux entretiennent une relation sadomasochiste où la répartition des rôles s’avère trompeuse. Contrairement à ce que son scénario pourrait laisser supposer, The Duke of Burgundy, où le seul homme présent se trouve derrière la caméra, n’est pas porté par la pulsion scopique d’un voyeur (et c’est peut-être dommage). Tout sauf pervers, Strickland aime ses personnages féminins, dont il a confié l’interprétation à deux actrices qui diffusent un érotisme puissant, en particulier la Danoise Sidse Babett Knudsen, aux faux airs de Vanessa Redgrave quadragénaire. Et en Chiara D’Anna, qui apparaissait déjà dans Berberian, Strickland a semble-t-il trouvé sa Lina Rimay, qui fut la seconde muse de Franco (la présence au générique de Monica Swinn, autre égérie du Madrilène, accentue cette filiation).
Formellement irréprochable, le film frappe par son indéniable beauté plastique, qui doit autant à un sens aigu de la composition qu’au somptueux nuancier automnal de sa photographie. Un travail d’orfèvre sur les surimpressions et les miroitements confirme également le talent de l’auteur pour les dispositifs en trompe‑l’œil déjà à l’œuvre dans Berberian, irisant certains plans à la manière de vitraux gothiques. La bande-son est à l’avenant, surclassant celle pourtant déjà très belle qu’avait concocté Broadcast pour le précédent opus : signée Cat’s Eyes (il s’agit bien d’un groupe pop, et non d’une série d’animation japonaise), elle fait intégralement partie de l’ADN de cet univers fantastique, qu’elle infuse de délicates réminiscences psychédéliques et d’échos liturgiques envoûtants.
De goût et de talent, Peter Strickland ne manque donc pas, c’est une évidence. Comment expliquer dès lors que son film n’exerce pas le même ravissement que ceux de son compatriote Jonathan Glazer ? Parce que, trop référencé, il ne sait pas se concevoir autrement que comme un hommage. Confondant, à l’instar du personnage d’Evelyn, désir et fétichisme, il oublie que le second ne constitue qu’un détournement du premier. Et lorsque le désir ne tient plus qu’à la récurrence de rituels, il finit inévitablement par s’étioler. C’est l’enseignement de ce récit, dont son propre metteur en scène serait avisé de s’inspirer. À la différence d’Holy Motors et Under the Skin, où abondaient également les rituels, The Duke of Burgundy rate son passage vers une terra incognita, les yeux rivés au palimpseste qui lui tient lieu de feuille de route. Se gardant bien de s’aventurer au-delà des eaux territoriales du cinéma de genre, qu’il connaît comme sa poche, il ne tient pas sa promesse épiphanique. Un échec d’autant plus regrettable que Strickland a clairement retenu la leçon d’un autre cinéaste espagnol, Luis Buñuel, pour qui le sexe se trouvait au croisement du sacré et du profane. L’extase masochiste, rappelait l’écrivain André Pieyre de Mandiargues, est une expérience mystique. Ici, elle se dérobe en permanence à nos attentes, privées du grand film malade qu’annonçait une rumeur flatteuse.
« Safety word : Pinastri »
Grisé par la maîtrise des codes dont il se réclame, Strickland échafaude une magnifique prison dorée qui n’est jamais cependant plus vivante que lorsqu’elle se repeuple momentanément. L’arrivée, dans ce donjon aux allures de musée, d’une sublime ébéniste venue prendre commande d’une « toilette humaine » signale l’irruption d’un mystère qui peine à s’incarner ailleurs, si ce n’est lors des scènes de conférences. Exclusivement formée de femmes, l’assistance laisse alors entrevoir, le temps d’un superbe travelling latéral, d’inquiétants mannequins de bois qui trônent dans la profondeur de champ… Trop rares, ces moments ne suffisent pas à conférer à The Duke of Burgundy une étrangeté qui lui serait propre, au lieu d’être simplement dérivative. Prononçant plus souvent qu’à l’accoutumée, comme Evelyn, son safety word, le film n’ose pas une véritable transgression. Réitérés de manière obsessionnelle dans la vie fantasmatique des deux héroïnes, les motifs de la collection, de la taxinomie et du nettoyage fournissent alors un commentaire quasi littéral sur le rapport que Strickland entretient avec le cinéma : l’exercice d’admiration peut tourner aussi à l’aveu d’impuissance. Sans relever du plagiat, son geste est loin d’égaler les convulsions maniéristes d’un Brian De Palma, avec lequel les comparaisons vont bon train. Il n’en marque pas moins une avancée significative par rapport à Berberian. Espérons que l’accueil généralement favorable réservé à The Duke of Burgundy ne dissuadera pas Strickland, à l’avenir, de viser plus loin.