Changement brutal de cap formel pour Peter Strickland pour son deuxième film : après le panthéisme revanchard de Katalin Varga (2009), le voilà qui prend comme point de départ l’esthétique du giallo pour un Berberian Sound Studio proprement surréaliste. Exigeant et rigide, le film est également une réflexion métacinématographique passionnante, au croisement de Satoshi Kon et de Holy Motors.
La question que se pose Peter Strickland est la suivante : peut-on donner à voir un film sans jamais en représenter une seule image à l’écran ? Voilà un exercice d’équilibriste auquel même John Carpenter n’était pas parvenu, dans son pourtant exigeant La Fin absolue du monde. Peter Strickland va se contenter du générique du film sur lequel son personnage principal est invité à travailler, The Equestrian Vortex. Pour le reste, rien ne filtre, rien d’autre que des scènes de régie, et particulièrement les travaux sur le son de Gilderoy (Toby Jones), bruiteur anglophone débarqué dans un studio italien.
Peter Strickland avoue avoir voulu faire un film où tout ce qui est caché au cinéma habituellement serait montré. Cela signifie, bien évidemment, mettre au jour les rouages de saltimbanque d’un cinéma peut-être un peu suranné – l’artisanat présenté dans le film est plus à sa place dans les années 1970 que dans une production actuelle. De ce point de vue exclusivement documentaire, Berberian Sound Studio est déjà passionnant : l’épouvante suinte déjà à la vue d’une simple salade plongée dans de l’eau, pour figurer une sorcière soumise à la question… Bien vite, le signifiant et le signifié s’interpénètrent pour faire appel à la mémoire cinéphile du spectateur : on ne voit plus l’astuce d’un artisan évoquant une image, mais l’image elle-même, chargée d’un sens d’autant plus fort que l’imagination est mise à contribution.
N’est-ce pas le secret le plus profond de l’idée du cinéma ? Les rapports entre un art essentiellement démonstratif, et l’imagination à laquelle il fait, malgré tout, appel ? Peter Strickland ne s’y trompe guère, qui va bien vite casser les rouages logiques de son récit pour lui insuffler une dimension onirique indéniable – encore un signe de tête au giallo, la forme qu’il a choisie. Ainsi, Peter Strickland va-t-il donner dans les filtres de couleur – qui sont pourtant loin d’être aussi omniprésents que dans Amer –, et réunir un casting majoritairement transalpin.
Pour autant, le cinéaste ne s’arrête pas à cette simple évocation formelle : le labyrinthe sensitif dans lequel est plongé Gilderoy nous amène à douter. Le personnage est-il vraiment encore dans le réel ? N’est-il pas prisonnier d’un faisceau de sens, de souvenirs, de peurs et de désirs : sa propre psyché ? Gilderoy ne serait-il pas un symbole de l’écran ultime : l’esprit du spectateur ? Le choix de Toby Jones pour interpréter Gilderoy est, à cet égard, révélateur : au sein d’une distribution transalpine aux cheveux bruns, aux corps élancés, aux personnalités sûres d’elle, l’acteur britannique fait figure de gnome effacé, timide et envieux – un individu dont le manque de confiance en soi est manifeste, et qui considère les autres comme magnifiés.
Le réalisateur se garde bien de donner des réponses, gardant sa posture stricte – ce qui permet à Berberian Sound Studio de constituer un hommage sincère, érudit et subtil au giallo, sans pour autant s’en contenter. Loin du foisonnement formel du Holy Motors évoqué plus haut, Berberian Sound Studio marque par la rigueur à laquelle il s’astreint : exercice de style dont la rudesse en découragera plus d’un, le film est pourtant une déclaration d’amour au cinéma d’une grande et belle intensité.