C’est donc en VOD que l’on peut découvrir le nouveau film de Guillaume Nicloux avec Gérard Depardieu – si aucune sortie en salles n’est prévue, il ne s’agit pas pour autant d’une relégation en deuxième division, le projet ayant été élaboré dans cette nouvelle économie et pour ce mode de diffusion. La raison en revient aux contingences du projet : conçu durant le tournage de Valley of Love, tourné quelques mois après, The End, en manque de financement, s’est retrouvé dans les mains du plus offrant, soit l’éditeur TF1 Vidéo. Alors les faits sont là mais sans doute disent-ils aussi quelque chose de troublant : par exemple, que Depardieu n’est plus exactement le monstre de cinéma que l’on sait mais est peut-être devenu – temporairement ? – un reflet de l’état de cet art qu’il incarne bon an mal an et de sa transition brinquebalante vers le numérique du XXIème siècle. La sortie également en VOD du Welcome to New York d’Abel Ferrara et la participation de l’acteur à la série Marseille produite par Netflix pourraient être aussi le signe de ce basculement – hypothèse que la suite des aventures de Depardieu au cinéma viendra sans doute balayer, tant l’homme est insaisissable par nature.
« Où j’suis ? »
Comme souligné lors de la sortie de Valley of Love, Guillaume Nicloux semble, depuis L’Enlèvement de Michel Houellebecq, désormais concevoir ses films comme un dispositif pensé autour de l’acteur. Depardieu est ainsi de tous les plans de The End, même quand il en est absent, tant le film de Nicloux documente aussi la dérive de cet ogre perdu dans le paysage du cinéma français, pareil ici à une forêt – paysage dont il n’arrive pas à s’extraire. Réveillé de bon matin, il part à la chasse accompagné de son chien Yoshi qui finit par disparaître au détour de quelques plans. Lancé à sa recherche dans quelques séquences teintées d’un humour bienvenu, c’est Depardieu lui-même qui se retrouve égaré, incapable de retrouver son chemin. Seulement muni de son fusil, de ses Gitanes et de sa bouteille de Schweppes agrumes, l’homme (désigné ainsi au générique comme une pure figure théorique) finira par trouver refuge dans une grotte où il passera une de ses premières nuits en ce lieu transformé en dédale mental. The End se transforme en une expérience autant pour le spectateur que pour l’acteur, la narration du film se réduisant à peau de chagrin. Les éléments du scénario s’amoncellent en autant de signes que rencontre Depardieu au fur et à mesure de sa perdition tant géographique que psychologique : ici un château fort dessiné à la craie sur la paroi de son abri, un nid de scorpions rencontré au détour d’un chemin, une nuée de scarabée parsemant le corps de l’acteur au réveil d’une sieste… Autant de visions d’horreurs qui font lorgner The End moins vers le film d’apocalypse que le titre pourrait laisser suggérer que vers un genre horrifique mâtiné de pulsions sensorielles – pulsions incarnées par le jeune homme (la terreur blanche du visage de Swann Arlaud) et la jeune fille (la frustration placide projetée sur Audrey Bonnet) que Depardieu va rencontrer.
The End s’arrime à son acteur pour en capter la fatigue et l’épuisement mais aussi sa profonde solitude. C’est sans doute sur ce point que Nicloux convainc et émeut le plus, dans sa propension à ne rien céder à son programme d’auscultation du corps de la « bête ». Il faut voir Depardieu s’affaisser, perdre pied, dans une séquence où il déclare : « J’ai 67 balais, j’ai fait des choses dans ma vie… j’ai fait des saloperies aussi… » Déchirant aveu de la part de celui qui en une vie en aura embrassé plusieurs, rempli comme une barrique qui ne tourne plus rond et désormais littéralement incapable de se repérer dans le labyrinthe du monde. Cet aspect disons documentaire sur Depardieu, s’il fait la force hypnotique du film de Nicloux, en fait aussi sa franche limite, car ne constituant précisément que son propre programme répété ad nauseam et n’offrant aucun contrepoids permettant de transcender cette première et unique couche théorique. Corseté dans son approche psychologique de l’horreur qu’il traite comme un pur fantasme, Nicloux se perd d’ailleurs dans le dernier quart d’heure de son film à trop vouloir rationaliser le cauchemar vécu par son protagoniste. Reste pourtant en tête cette image troublante de Depardieu avec son fusil perdu dans la forêt gueulant « Yoshi ! » toutes les 30 secondes, à la recherche du seul être qui semble désormais lui importer : son chien.