Article reprenant en grande partie celui écrit pendant le dernier festival de Cannes
Constituant a priori la cerise sur le gâteau d’une sélection française en compétition officielle à Cannes qui promettait fort peu (ce que la découverte des films a malheureusement confirmé), Valley of Love a représenté une bonne surprise par la singularité et la cohérence de sa proposition. Guillaume Nicloux est un cinéaste que l’on ne saisit pas bien à travers une filmographie quelque peu hirsute entre Le Poulpe (adaptation de la série de polars de poche), Le Concile de pierre, La Clef ou encore La Religieuse, adaptation de l’œuvre de Diderot. Valley of Love se rapproche en fait davantage de L’Enlèvement de Michel Houellebecq, c’est-à-dire d’un dispositif pensé autour de l’acteur (en tous cas l’écrivain Houellebecq dans son propre rôle), une sorte d’expérience le confrontant à des situations, des rencontres, des lieux et des paysages.
Le film prend place dans la surchauffée Vallée de la Mort en Californie, endroit mythique qui déclenche automatiquement une mémoire cinématographique allant du western classique à Zabriskie Point de Michelangelo Antonioni. A priori forts voire centraux, lieux et paysages vont surtout agir comme une sorte de toile de fond pour les deux figures bien françaises (mais internationalement identifiées) que Nicloux projette (au sens propre) ici ; elle (Isabelle, interprétée par Isabelle Huppert) et lui (Gérard, campé par Gérard Depardieu) s’y retrouvent, convoqués par la lettre de leur fils qui s’est donné la mort. Cet ancien couple a refait sa vie depuis longtemps, les liens s’étaient plus que distendus, de même qu’avec leur progéniture, surtout Isabelle qui, mère indigne, n’a pas vu son rejeton les sept années précédentes. Ce scénario est doublé d’un autre, écrit par le fils qui a désigné sept lieux, un par jour, à visiter, promettant de se manifester à ses parents pendant cette semaine. Ceci tient du programme, on peut aussi le considérer comme un pur prétexte, un McGuffin, puisque le cœur du projet est fondé sur une expérience d’acteurs et une méditation presque behaviouriste sur leur condition.
Alchimie et mémoire des corps
Il résulte de ces partis-pris un minimalisme qui pourra éventuellement déconcerter. Mais, percé de toutes parts par la mélancolie, Valley of Love surprend et convainc par l’émotion qu’il fait émerger – à noter l’utilisation envoûtante de « The Unanswered Question » de Charles Ives, qui revient comme une phrase musicale à laquelle on est comme suspendu. Un flottement se joue régulièrement entre direction d’acteur et corps d’acteurs semblant diriger la mise en scène – comme lors de ces longs travellings récurrents avant ou arrière, rivés aux dos ou à la face des personnages, qui paraissent ainsi les conducteurs de la caméra. On peut y avoir une sorte de timidité de Guillaume Nicloux face à ces « monstres sacrés », mais aussi la volonté de rester tendu vers l’expérience qu’il entend mener. Elle consiste notamment à faire, tout simplement, cohabiter Isabelle Huppert, sèche et menue, et Gérard Depardieu, masse ventrue de la dimension d’une barrique, sorte de défi lancé au cadrage cinématographique. Cette alchimie des corps a quelque chose de fascinant, de monstrueux – avec la question sous-jacente de la « monstration », du cinéma comme mise à nue, exhibition.
Il s’agit aussi de regarder-entendre ces corps parler lors de la lecture des lettres. La carcasse de Depardieu toute en résonance retrouve ce qui (a) fait sa grandeur, cet abîme entre bestialité, douceur et fragilité – l’an dernier à Cannes l’acteur avait donné dans la partition porcine en double de DSK (Welcome to New York), il est donc revenu en 2015 avec un film où certains plans lui redonnent une beauté que l’on croyait à jamais disparue. Concernant Huppert, on retient lors de ces lectures son troublant transformisme émotionnel, ses variations d’état au cours de la prise. Ce suspense du fils qui promet de se manifester à ses parents se double de la question de l’acteur, notamment de corps pourvus d’une mémoire de tous leurs rôles (on pense bien sûr à Loulou de Pialat, qui, en 1980, réunissait précisément Huppert et Depardieu). Se développe l’idée de marque, dans le sens du pacte diabolique, de la marque du démon : ces stigmates dont se retrouvent pourvus Isabelle et Gérard après avoir été « visités ». Ceci formule la malédiction de l’acteur, être perpétuellement mourant et renaissant. Ici les Phoenix sont fatigués, comme gagnés par l’oubli d’eux-même ; leur mémoire paraît se perdre dans le dédale des canyons qui se resserrent ; ils ne savent plus si des événements sont survenus dans la vie ou dans le cadre d’un tournage – un baiser, une gifle. L’un et l’autre sont comme devenus des enveloppes regorgeant des spectres de ces autres qu’eux-mêmes.