La scène se passe en 1999, sur le plateau du talk-show Inside the Actors Studio. « Votre père était un ingénieur informatique, votre mère une musicienne. Dans Rencontres du troisième type, quand le vaisseau spatial atterrit, comment communiquent les humains et les extraterrestres ? » demande James Lipton à Steven Spielberg, qui sourit. « C’est une excellente question. Vous venez d’y répondre. » Et le présentateur d’achever son raisonnement : « Ils jouent de la musique par l’entremise d’un ordinateur. » Le cinéaste, beau joueur, s’incline avec un petit rire : « J’adorerais pouvoir vous dire que c’était mon intention, que j’avais conscience qu’il s’agissait de ma mère et de mon père… mais je viens seulement de m’en rendre compte en vous écoutant. »
Sans doute Spielberg a‑t-il repensé à cet échange lorsqu’il a conçu l’ouverture de The Fabelmans, film qui s’inspire grandement de son enfance – son alter ego va jusqu’à porter le prénom hébraïque, Samuel, que lui ont donné ses parents. Le garçonnet se tient pour la première fois devant un cinéma, entouré de son père et de sa mère, dont on ne discerne pas tout de suite les visages, masqués par les contours du cadre ; tels les adultes d’E.T., ils apparaissent comme des silhouettes lacunaires que le regard d’un enfant ne parvient pas encore tout à fait à embrasser. Cette segmentation du plan en deux se prolonge lorsque Burt (Paul Dano) s’agenouille pour se mettre à la hauteur de son fils et dissiper ses craintes (le petit Fabelman appréhende quelque peu de se retrouver dans une grande salle noire où des « géants » sont projetés sur un écran). Il lui explique « comment ça marche » – le principe technique de la projection cinématographique, la persistance rétinienne –, avant que Mitzi (Michelle Williams), dans la même position, fasse tourner l’enfant sur lui-même et cherche à son tour à le rassurer. Cette fois-ci, le ton est moins terre-à-terre : « Les films, mon chéri, sont des rêves que tu n’oublies jamais. » Mais Sammy n’a pas tort de se méfier. Car la séquence avance masquée : si elle met bien en scène une alliance entre la science et l’art comme définition possible du cinéma, elle préfigure aussi une fracture qui sera, pour Sammy, consubstantielle à son rapport aux films. Au regard de l’anecdote sus-citée, il serait tentant de croire que le cinéma, chez Spielberg, trace un trait d’union entre deux pôles distincts mais complémentaires, dont il tirerait son énergie. Autrement dit, la mécanique du cinéma reposerait sur les mêmes fondations que la structure d’une famille, mais d’une famille fonctionnelle, contrairement à celles qui peuplent les films de Spielberg, hantés par l’ombre du divorce.
Or le film raconte exactement l’inverse et s’attelle à révéler le fond secret de son cinéma, un secret si énorme que, comme le cinéaste jusqu’à cette interview de 1999, on n’a pas su (ou voulu ?) le voir avant que The Fabelmans ne vienne nous le mettre sous le nez. Ce n’est pas un hasard si Spielberg entremêle ici la découverte du cinéma et le divorce de ses parents : chez lui, le cinéma, c’est au fond la même chose que le divorce, soit une déchirure irrémédiable. En témoigne une idée simple : l’ellipse qui voit passer le petit enfant émerveillé à son double adolescent, bricolant ses premiers courts, s’accompagne de la disparation du bleu de ses yeux innocents, remplacés par des pupilles marrons dont se dégage une certaine étrangeté que renforce le choix de faire porter à l’acteur, Gabriel LaBelle, des lentilles de contact très apparentes. De son premier contact avec le feu des images, Sammy garde les yeux brûlés. Il comprend très vite que le cinéma est une déflagration, comme l’atteste la reproduction, à l’aide d’un train électrique, du déraillement du train de Sous le plus grand chapiteau du monde, puis cette trouvaille astucieuse lui permettant de rendre plus spectaculaire la fusillade au cœur du western réalisé avec son unité de scouts : Sammy perce la pellicule de coups d’aiguilles afin de strier l’écran de flashs aveuglants. La fameuse lumière spielbergienne dévoile alors sa seconde nature : elle n’est pas seulement la marque d’une épiphanie, mais d’un trou dans la matière. Source à la fois de ravissement et de terreur (l’exemple canonique de l’enlèvement de l’enfant dans Rencontres du troisième type), elle est l’émanation d’une fissure invisible à l’œil nu, d’une dislocation qui constitue le sujet premier du metteur en scène.
Le gouffre et l’horizon
C’est à partir de là qu’on peut commencer à mieux saisir la singularité de ce film solaire et fédérateur mais aussi plus violent qu’il ne le laisse croire – la violence déborde d’ailleurs des « films dans le film » du jeune Spielberg, où se succèdent catastrophe ferroviaire, dents arrachées, gunfights épiques et reconstitution sanglante de la Seconde Guerre mondiale. S’il est moins immédiatement impressionnant que d’autres films récents de Spielberg, à commencer par West Side Story, The Fabelmans se démarque par sa façon d’approcher au plus près de l’épicentre de son cinéma. La brutalité dont il témoigne est cependant presque toujours feutrée, quasi étouffée. Lorsque Burt offre à son fils la table de montage qu’il désirait tant, il s’assoit ainsi, dans une forme de semi-gag relégué au second plan, sur une fausse grenade, un accessoire de cinéma qu’il contemple interloqué et avec une pointe de condescendance, qu’il a cependant l’élégance de manifester parce que Sammy regarde ailleurs. L’ironie du détail ne frappe qu’au deuxième visionnage, une fois que l’on connaît le rôle joué par l’appareil dans la révélation de Sammy, qui entrevoit, en montant un petit film de vacances que lui « commande » justement son père, l’effondrement à venir de sa famille. De manière analogue, le film est jalonné de fragments troublants et de raccords discrètement terribles, voire cruels, qui lézardent la tendresse et la joie des souvenirs, quand bien même Spielberg reconstitue souvent son enfance avec douceur et drôlerie.
La séquence éthérée de la danse de Mitzi, où sourd une affliction muette, est à ce titre doublement bouleversante. Ébloui par le halo des phares, il est facile de passer à côté de ce que dessinent les raccords de regards, trahissant que le spectacle bizarrement joyeux et charnel de Mitzi se destine à un spectateur en particulier, un homme qui n’est pas Burt. La scène est terrassante, tout comme la collure qui suit : le montage entrelace la chaleur mordorée du feu de camp avec la froideur bleutée d’une chambre d’hôpital où agonise la grand-mère maternelle de Sammy, à laquelle s’agrippe Mitzi. En retrait, le jeune Spielberg voit la vie quitter la vieillarde, mais c’est aussi, par un effet de juxtaposition (des corps et des scènes), un peu de sa propre mère qu’il regarde mourir, dans une logique causale qui n’est pas sans troubler. À cet endroit, le film révèle sa part vertigineuse : l’autobiographie ne vise pas seulement à raviver la lueur d’une poignée de scènes fondatrices, mais à sonder l’abîme qui les sous-tend, y compris celles qui, à première vue, débordent de félicité. L’exemple le plus éloquent se trouve à la toute fin du film, dans l’épilogue, merveilleux, qui voit Sammy croiser la route d’un John Ford incarné avec malice par David Lynch. Spielberg applique alors le conseil que lui aurait glissé le maître, et ponctue son film d’une coda allègre, d’un petit recadrage heurté qui figure pourtant un sentiment autrement plus profond : rien de moins que la reconfiguration d’un regard qui, enrichi d’un nouvel enseignement, ne voit déjà plus tout à fait exactement le monde comme avant ; l’horizon s’ouvre, le ciel apparaît plus grand.
Le reflet impossible
Mais avant d’arriver à ce point où le cinéma, né du chaos, devient aussi l’instrument d’une suture – cadrer, monter et projeter reviennent à réordonner le désordre dans lequel se débat Sammy –, Spielberg doit embrasser, avec leurs ambivalences et parfois avec un autre point de vue que celui qu’il a adopté par le passé, les épisodes marquants de sa jeunesse. The Fabelmans assume dans les plis de sa mise en scène la part nécessairement fantasmée de certaines séquences, où il est acté que Spielberg n’a pas pu être le témoin de ce qu’il filme. Pour contourner cette impossibilité tout en la montrant, le cinéaste s’en remet à un procédé récurrent : il accède aux trous de son récit familial, ou à sa reprise magnifiée, par le truchement d’un miroir. C’est le cas de la scène où Sammy, en rejouant le déraillement de Sous le plus grand chapiteau…, réveille ses parents : Spielberg filme d’abord leur reflet arraché au sommeil, avant qu’un rapide panoramique ne capte leurs visages stupéfaits.
On retrouve le même procédé dans la scène du bal de promo, où Spielberg filme Logan, un athlète dont Sammy est devenu le souffre-douleur. Dans un premier temps concentré sur son reflet, le bellâtre pivote, accompagné par la caméra, pour diriger son regard vers l’écran où il s’apprête à se voir divinisé ; une expérience qui ne manquera pas de le troubler (et de le désarmer), ce que Sammy n’apprendra qu’après-coup. De nouveau, un renversement se produit, qu’induit le passage du reflet à une captation directe : le cinéma permet de rejouer un vertige, qui n’est plus toutefois celui du jeune Spielberg, mais des protagonistes de son roman familial. Cette logique, le cinéaste la pousse à son paroxysme dans deux scènes manifestement inventées. La première est celle où Sammy montre à sa mère le petit film qui révèle son affection pour Bennie (Seth Rogen) : dans le reflet d’une gifle étrangement abattue sur le dos de l’adolescent (et dont, plus loin, une main en ombre chinoise sera comme la trace persistante), Mitzi se glisse, penaude, dans la chambre de l’adolescent, où son fils la confrontera à ce qu’il a vu, mais fera aussi le premier pas vers leur réconciliation. La seconde est plus troublante encore : au moment où les parents se résignent enfin au divorce et l’annoncent à leurs enfants, Sammy, sonné, s’imagine, reflété par le miroir du salon, en train de filmer le moment fatidique. La scène, encadrée d’un petit film Super 8 imaginaire (jamais les Fabelmans ne connaîtront les joies de la grande maison californienne dans laquelle ils devaient emménager), puis d’une séquence où Sammy se remet au montage du court-métrage destiné à son lycée, ne fait pas de mystère sur l’articulation qu’opère Spielberg entre, d’un côté, sa passion, et de l’autre, son traumatisme. Le cinéma, on l’a dit, est chez Spielberg indissociable du divorce. Et comme nombre d’enfants d’un couple divorcé, Sammy nourrit le sentiment infondé qu’il est le responsable de la rupture de ses parents. Son crime aura été d’avoir filmé, un jour en forêt, sa mère dans la profondeur d’un plan, sans percevoir le drame muet qui s’y nouait.
Pour Mitzi
Pour contrer le « déchirement » que Boris (Judd Hirsch), l’oncle de Mitzi, associe à l’art, le cinéma peut néanmoins deux choses : rejouer et réordonner ce qu’il a lui-même chamboulé. L’entreprise est décidément retorse : Spielberg imagine un face-à-face avec sa mère qui n’a pas pu exactement se produire en ces termes (son père, pour préserver son épouse, portera pendant de longues années la responsabilité de leur séparation aux yeux de leurs enfants), pour mieux, dans le même temps, la pardonner et se tenir de son côté. Là où West Side Story était dédié, comme l’indiquait un carton glissé dans le générique, « for Dad », The Fabelmans est un film ouvertement tourné pour sa mère, dont Spielberg compose le portrait composite, et plus complexe que celui du personnage campé par Nathalie Baye dans Arrête-moi si tu peux, autre film de Spielberg qui revenait sur cet épisode de sa jeunesse et dont perlait encore la tristesse d’un fils meurtri et déçu. Si The Fabelmans est un film lumineux en dépit de la violence qu’il exhume, c’est peut-être justement parce que Spielberg, en cinéaste chevronné et apaisé, peut désormais approcher ce tourbillon intime d’une main ferme, sans sacrifier la précision de son geste à l’appel d’un élan trop réconciliateur ou d’une amertume mal digérée. Il peut regarder sa mère de nouveau vivante mais déjà spectralisée, avec à la fois le recul du vieil homme et l’amour de l’enfant aimant. C’est aussi cela, le cinéma, pour Spielberg (sur ce point, The Fabelmans n’est pas sans rapport avec d’autres sommets émotionnels de sa filmographie, telles les fins d’A.I. et d’Always) : convoquer les fantômes pour leur dire, une ultime fois, l’amour qu’on leur porte.