On pouvait attendre de Steven Spielberg qu’il dépoussière le mythe West Side Story, immortalisé sur grand écran par le film de Robert Wise et Jerome Robbins, relique un peu surfaite du cinéma classique hollywoodien qui ne réussissait pas complètement la mue cinématographique du musical de Leonard Bernstein, Stephen Sondheim et Arthur Laurents. Or, dans un sens c’est précisément l’inverse qui se produit au début de cette nouvelle adaptation : dans un long plan-séquence, la caméra traverse un Upper West Side transformé en champ de ruines, surmonte le grillage d’un chantier (on y reviendra), dépasse un panneau en couleurs où s’affiche la promesse d’un quartier moderne et accueillant, puis longe de menaçantes boules de démolition. Alors qu’elle redescend enfin vers le sol, voici que ce dernier s’ouvre en deux, et qu’un corps, celui d’un membre du gang des Jets, surgit des entrailles de la terre. Apparition sidérante, qui augure bien le virage spectral pris par Spielberg. La première scène de confrontation entre les Jets et les Sharks, qui fait directement suite à cette exhumation, prend d’abord la forme d’une progressive invasion du gris (les Jets, recouverts de poussière) dans le quartier hispanique, lui très coloré. Cette drôle d’ouverture, qui n’opère en aucun cas un retour émerveillé au technicolor du cinéma classique, s’attèle au contraire, du moins dans un premier temps, à le salir, puisque la virée destructrice des Jets n’a qu’un but : noircir un mural représentant le drapeau portoricain. Si l’on insiste particulièrement sur le ton donné par cette virevoltante entrée en matière, dont la fluidité des enchaînements et des raccords masque habilement les différentes cassures la structurant, c’est parce qu’elle paraît contaminer par touches les fondations mêmes du récit. Quelques plans plus loin, Tony (Ansel Elgort), par une invention scénaristique (il est ici un ex-détenu repenti), devient, à la lettre, un revenant, tapi dans une cave poussiéreuse, tandis que Maria (Rachel Zegler), en essayant la robe blanche qu’elle portera au fameux bal où se jouera la rencontre avec Tony, se couvre la tête avec le vêtement, qu’elle compare, dépitée, à un « linceul ». Le film opère de la sorte une spectralisation des figures qui prend par endroits des atours d’une finesse inouïe, dans les plis du grand spectacle étincelant et flamboyant qu’il ne manque pas de proposer. Un détail parmi d’autres : dans la scène des escaliers où Tony et Maria échangent un baiser, il faut regarder bien distinctement les ombres que projettent les deux amants sur le mur pour remarquer qu’elles semblent faire l’objet d’une légère retouche numérique les autonomisant par rapport aux corps des acteurs. De sorte que la doublure du baiser précède, d’une microseconde, l’étreinte réelle, et la voile subrepticement d’une aura mortifère.
Faire espace
« Womb to tomb », rappelle Riff (Mike Faist), le chef des Jets, à Tony. Que West Side Story soit une tragédie, la chose est entendue, mais le génie du film tient dans l’exploration de cette veine crépusculaire sans rien sacrifier à la promesse portée par la comédie musicale de l’invention d’une forme d’hétérotopie – « a place for us », pour reprendre les paroles de l’un des morceaux emblématiques du livret qui nous intéresse ici. Bien au contraire, les deux dimensions se révèlent indissociables. Qu’est-ce qu’implique, fondamentalement, la danse, en particulier dans le cadre classique de la comédie musicale ? Le spectacle d’un ou de plusieurs corps s’inscrivant dans un espace et qui, par la manière dont ils se déplacent à l’intérieur de ce dernier, redéfinissent ses contours. Tout comme l’apparition première des Jets en fait peu ou prou des morts-vivants, et par extension transforme l’Upper West Side en limbes, les différents numéros musicaux organisent une série de reconfigurations spatiales parfois radicales.
C’est le cas notamment dans la scène, bouleversante, de la rencontre entre Maria et Tony. Là où Wise passait par une suspension de l’espace et du temps (flouté, le décor finissait par devenir une zone indéfinie, où disparaissaient les autres danseurs), Spielberg opte pour une autre stratégie spatiale et lumineuse. Davantage que les premières œillades échangées, ce sont les déplacements symétriques des deux personnages, latéralement, en parallèle de la frénésie du bal, et surtout la constellation de flares et de lumières, qui dessinent un chemin par lequel les futurs amants peuvent se rejoindre derrière les gradins, à l’abri des regards. Advient alors une épiphanie, où la naissance du sentiment amoureux est affaire de pure harmonie des formes, et de l’évidence avec laquelle deux corps se meuvent et interagissent pour inventer un espace qui n’appartient qu’à eux, même pour une poignée de secondes. Aussi bien sur le terrain de l’élégie que du romanesque, Spielberg ne perd jamais de vue ce principe fondamental que le corps fait espace, et, plus loin, que le corps fait forme, ici peut-être plus que dans aucune autre comédie musicale. Un plan en particulier illustre avec évidence ce principe, celui où les Jets et les Sharks se font face dans le hangar servant de décor pour la fatidique bagarre entre les deux bandes. Spielberg et Kaminski, son chef-opérateur, optent pour une plongée zénithale qui, combinée à la présence de projecteurs de part et d’autre du cadre, produit un petit théâtre des ombres où chaque corps constitue le manche d’une lame déchirant l’espace.
Cet horizon, à proprement parler fantasmagorique, trouve l’une de ses plus étonnantes incarnations dans le générique final, où ne sont filmées que des ombres envahissant le cadre ou, au contraire, une pénombre balayée par l’avènement de la lumière. L’alternance des deux mouvements – suprématie de l’un et triomphe de l’autre – rappelle à nouveau que le film avance résolument sur deux jambes, entre scènes funéraires et envolées euphoriques, voire ouvertement ludiques. Pour tenir les deux bouts de cette équation, le cinéaste multiplie les trouvailles de découpage invitant à lire une même scène de manière stratifiée. Par exemple, lorsque Maria se réveille le lendemain du bal, un plan-séquence d’une fluidité totale donne à voir la rapidité et la virtuosité avec lesquelles la jeune femme maquille toute trace potentielle de la visite de Tony la veille. Il est possible de se laisser simplement porter par l’élan de la caméra, mais aussi, puisque la mise en scène nous y encourage, de noter la logique géométrique à laquelle obéissent les nombreux mouvements d’appareils : le visage initialement cerné par un cercle du cadre de son lit, Maria ne cesse de s’inscrire alternativement à l’intérieur de formes rectangulaires et rondes (une fenêtre, un miroir ovale, puis un autre, cette fois-ci carré) tout en s’affairant à son petit subterfuge. La scène est claire : derrière l’émulation créée par les gestes sûrs et inventifs de Maria, la jeune femme tente de concilier deux figures antinomiques. « Stick to your own kind », lui intimera plus tard dans cette même chambre sa belle-sœur Anita ; même certaines des scènes les plus légères ne parviennent pas à masquer l’abîme vers lequel cheminent les personnages.
La synthèse
Pour qui connaît bien les films de Spielberg, West Side Story constitue l’aboutissement du goût du cinéaste pour la danse, palpable tout au long de sa carrière, entre scènes d’une virtuosité manifeste (les numéros de 1941, peut-être le Spielberg le plus injustement mal aimé) et romantisme teinté d’une infinie mélancolie, comme l’étreinte fantomatique d’Always sur « Smoke Gets in Your Eyes » des Platters, ou les deux scènes de danse d’Arrête-moi si tu peux, dont l’une augurait et l’autre rappelait le divorce des parents de Frank Abagnale. Spielberg entretient un rapport contrarié, et en cela passionnant, à la danse, d’abord parce qu’elle est l’une des rares expressions d’un impensé de son cinéma : le sexe. 1941, exemplairement, est à la fois le Spielberg où l’on danse le plus (du moins jusqu’à West Side Story), et en même temps son film le plus libidineux, sexué, à tel point que tous les personnages ressemblent à des figures de cartoon détraquées par leurs pulsions (le vrai modèle du film est, de fait, plutôt à chercher du côté de Tex Avery). La danse, centrale dans l’économie du film, s’insérait plus largement dans un circuit où l’énergie libidinale aboutissait sans cesse à une destruction de l’environnement – autre façon, pour reprendre le fil que l’on s’est fixé, de reconfigurer un espace par le corps. Il y a cependant toujours chez Spielberg, dans l’étreinte de deux corps, une ombre qui plane, une impossibilité du désir d’aller complètement au bout, d’où que son cinéma regorge de scènes où la danse participe d’une spectralisation des figures. Dans le ballet aérien de Ready Player One, où deux personnages gravitent dans les airs (scène qui, là encore, invitait à replier et réinventer l’espace, cf. le déploiement d’un cube numérique aménageant dans le vide une scène disco), la sensualité du rapprochement des corps n’accouchait dans le monde réel que d’une trace, de stimuli électriques parcourant la surface de la combinaison de Wade. Autrement dit, la danse y était le théâtre d’une présence toujours matinée d‘absence, et d’un déploiement de vitalité comprenant, dans sa nature même, un devenir fantomatique. Plus loin dans le film, la scène se répétait et matérialisait cet horizon : des morts-vivants dansaient au-dessus d’une fosse infernale dans la reproduction numérique de l’hôtel Overlook.
Mais là où West Side Story détonne, c’est bien dans l’intrication permanente des deux versants, vitaliste et hanté. Un autre numéro, attendu, parce qu’il était sur un strict plan musical l’un des plus aboutis du film de 1961, en témoigne bien : « I like to live in America ». La séquence, qui chez Wise se tenait dans un décor pour le moins théâtral (le toit d’un immeuble), ouvre ici sur une parade à travers le quartier portoricain où chaque élément du décor (vêtements suspendus, panneaux publicitaires) participe d’un feuilletage que l’avancée de la farandole, avec hommes et femmes se répondant au tac au tac, vient redessiner. Scène éblouissante, qui dans le même temps rappelle les meilleurs musicals de l’âge d’or hollywoodien et participe d’un tissage de tonalités mêlées. Juste avant cette envolée, Anita (Ariana DeBose) et Bernardo (David Alvarez) s’étreignaient derrière des voilures colorées séchant dans une pièce de leur appartement, dans un chassé-croisé tout à la fois érotique et éthéré. C’est à cet endroit que l’on peut comprendre la raison profonde qui explique pourquoi Spielberg a choisi d’adapter West Side Story : l’hétérogénéité du livret devient l’écrin d’une synthèse des différentes veines de son cinéma. Sous ses allures de coquetterie maniériste, le film fait de la danse une matrice qui permet d’aller un peu partout : mélodrame, pur musical, film hanté, fiction politique. La danse, dans la tradition de Broadway, condense et formalise une somme d’interactions telles que se battre, s’aimer, se disputer (« Cool Boy », ici délocalisé dans un entrepôt délabré donnant sur le fleuve), etc. Il n’est pas non plus interdit, même si la piste n’est heureusement pas soulignée outre mesure, de voir dans le film une allégorie du « country divided » qu’est l’Amérique post-Trump (les lumières bleues et rouges qui s’opposent dans le bal, le spectre du déclassement qui hante les Jets). C’est peu dire aussi que le récit d’origine offre d’emblée matière à ce type de signaux contemporains (un personnage de « garçon manqué », le viol collectif avorté d’Anita) que le scénario actualise sans avoir besoin de (trop) forcer le trait. On pourra certes considérer que la visite d’Anita chez Doc ne constitue pas la scène la plus fine sur ce point, mais il s’agit heureusement de la seule où le discours se fait un brin volontariste.
Surtout, comment ne pas être admiratif de la façon dont Spielberg a envisagé le livret de Sondheim et Bernstein comme un pur terreau de mise en scène, y compris pour des morceaux jouant le rôle d’interludes dans l’économie du récit, tels que « Gee, Officer Krupke » et « I Feel Pretty ». Sur le papier plus faibles, ils opèrent un retour à la dimension proprement expérimentale de la comédie musicale : un cadre, des personnages, un texte à tenir, une émulsion à faire naître. « Gee, Officer Krupke » accueille ainsi un petit numéro burlesque tout à fait inventif, où se déploie, comme dans l’ensemble du film, un art de la chorégraphie qui tient autant à une mise en espace qu’à un sens du montage des mouvements et des déplacements des acteurs. Spielberg aura réussi à faire d’un monument quelque peu écrasant un film pleinement spielbergien et d’une constante invention, qui reprend à son compte la grande forme hollywoodienne tout en faisant preuve d’une inspiration débordante.
N. B. : je promettais, au début de ce texte, de revenir sur le travelling qui, dans l’ouverture du film, longe le grillage d’un chantier situé au niveau du Lincoln Center. Difficile, évidemment, de ne pas penser à la première séquence de Citizen Kane et son « no trespassing » dont la caméra ne tenait aucun compte. D’autant que, à l’autre bout du film, se dévoile, sous la forme d’une dédicace, un « rosebud » étonnant pour qui est familier de l’œuvre de Spielberg. On peut y lire, au moment de dire adieu à ce film beau et singulier qu’est West Side Story, un mot pour celui qui hante tant d’autres films du cinéaste (et de fait, celui-ci prend place, lui aussi, dans un monde sans pères) : « For dad. »