Dans une scène centrale de The Fabelmans, Sammy, le jeune avatar de Steven Spielberg, monte un film familial à première vue anodin, avant de faire l’expérience d’un déchirement.
Pour consoler sa mère endeuillée, Mitzi (Michelle Williams), le jeune Sammy Fabelman (Gabriel LaBelle) se résout à assembler, sur la table de montage Mansfield 8mm que lui a offert son père (Paul Dano), un petit film qu’il a lui-même tourné lors d’un séjour où sa famille a campé en forêt. Alors que Mitzi joue du Bach dans la pièce d’à côté, Sammy visionne dans un premier temps les quelques rushes idylliques dans lesquels sa famille apparaît épanouie au coin du feu. Le sourire aux lèvres, l’adolescent tourne la manivelle qui fait défiler les images et commence à couper plusieurs bandes de pellicule pour en faire un bout à bout. L’apprenti cinéaste se cale ainsi sur le va-et-vient des photogrammes, en avant ou en arrière, avec une main puis avec l’autre, épousant le mouvement de cette scène où sa mère, suspendue au tronc flexible d’un arbre, oscille de gauche à droite. Mais alors qu’il s’engage pleinement dans ce travail un brin mécanique, un détail l’interpelle : à l’arrière-plan d’une séquence où ses deux soeurs se courent après, Ben Loewy (Seth Rogen), le meilleur ami de ses parents, prend Mitzi par la taille avant que celle-ci, un peu plus loin, ne l’enlace avec tendresse.
Stop. Rewind, replay. Ces photogrammes font à l’adolescent l’effet d’une déflagration, comme « un coup de cymbale dans l’ordre de la pensée ; obligeant à changer de tempo, de principe, de référence ». Au montage, Sammy découvre ce qu’il n’a pas su (ou voulu) voir derrière l’objectif de sa caméra. Le monteur change alors de bobine et examine les séquences suivantes. La lecture heurtée qu’il mène de ces images douloureuses à ses yeux, dans lesquelles sa mère accorde manifestement son affection à un autre homme que son père, reflète le trouble qui l’assaille. Après un double travelling circulaire épousant la rotation des bobines et attestant du point de bascule que signifie, à l’échelle du récit, cette révélation, Sammy fait un pas en arrière puis s’assoit contre le mur de sa chambre, affaissé à l’arrière-plan comme s’il venait d’être englouti par sa table de montage.
La scène évoque évidemment les découvertes du protagoniste de Blow Out menées, dans le film de Brian De Palma, sur une imposante Moviola (une machine de montage qui a pour particularité d’être verticale, et que le cinéaste transformait symboliquement en une passerelle révélant les ficelles d’un vaste complot politique). Mais on peut aussi déceler les prémisses de cette scène au sein même de la filmographie de Spielberg, comme par exemple cette séquence de Ready Player One où le jeune Wade Watts lisait et rembobinait plusieurs archives en réalité virtuelle afin d’accéder à l’un des secrets du démiurge James Halliday (la femme de son meilleur ami n’étant autre que son premier amour de jeunesse). On se rappelle surtout de l’ouverture de Minority Report, où d’autres travellings circulaires accompagnaient déjà l’enquête de John Anderton (Tom Cruise), qui cherchait à empêcher qu’une infidélité tourne au crime passionnel – Spielberg conjurant alors la fracture familiale qu’il met aujourd’hui en scène, de manière plus explicite, avec The Fabelmans. La manipulation des rushes par l’entremise d’une interface (de montage) faisait également du personnage de Cruise le témoin d’un déchirement : celui d’un couple donc, mais aussi, plus prosaïquement, d’un œil traversé par une paire de ciseaux (le visage de Lincoln, imprimé sur du papier et percé par un enfant qui ne savait pas encore que sa famille s’apprêtait à se disloquer).
De Minority Report à The Fabelmans, monter revient, en d’autres termes, à déplier, couper, puis découvrir ce qui se dissimule derrière les images, tout en mesurant, raccord après raccord, leur capacité à nous transpercer en retour. L’excentrique oncle Boris (Judd Hirsch) ne disait pas autre chose lorsqu’il prédisait à Sammy : « You’ll make your movies, and you will do your art. And you’ll remember how it hurts. »