Sur la lancée de Blue Valentine et avec un Ryan Gosling resté en mode Drive, Derek Cianfrance plonge dans le noir et déroule un drame en trois parties, ample, immersif, mais inégal et un peu longuet. Lorgnant sur l’œuvre de James Gray sans en atteindre l’apothéose lyrique, ce triptyque (paraît-il inspiré dans sa construction par… le Napoléon Bonaparte d’Abel Gance, apprend-on dans le dossier de presse) n’en offre pas moins quelques moments saisissants.
Comme souvent chez James Gray, il est question de tragédie familiale et de transmission, de pères et de fils, de crimes et de rédemption, de culpabilité et de morale. Mais The Place Beyond the Pines n’est pas un film de James Gray. Passant de l’observation du délitement d’un couple (le très recommandable Blue Valentine) à une fresque dramatico-criminelle en trois parties sur quinze ans et deux (ou même trois) générations, Derek Cianfrance change d’échelle, sans dissimuler une parenté avec l’auteur de La nuit nous appartient – on retrouve d’ailleurs ici Eva Mendes. Concédons qu’il y a dans le film suffisamment de talent en termes de mise en images et de direction d’acteurs pour justifier une telle ambition, depuis ce début un brin clinquant mais diablement cinégénique qui met en scène le personnage de motard et braqueur poly-tatoué incarné par Ryan Gosling (parent proche du cascadeur post-romantique de Drive), jusqu’à cette dernière partie hantée par deux adolescents paumés, victimes des fautes de leurs pères, en passant par la deuxième, plus sobre et même volontairement terne, dans laquelle le personnage de Bradley Cooper (très juste) évolue entre culpabilité, quête de justice et compromission morale – entre ambition et idéal.
On pourra juger la première heure maniérée, trop « majestueuse ». Le fait est qu’elle reste électrisante à plus d’un titre, et que Ryan Gosling n’est pas le seul à y laisser agir son magnétisme de poster (bad) boy. L’Australien Ben Mendelsohn, comme toujours excellent, y fait par exemple entendre une autre musique, peut-être plus en harmonie avec le décor (Schenectady, « petit Detroit » où l’histoire est ancrée) que celle de l’ange déchu peroxydé qui voulait être père et ne sera que criminel, gladiateur introduit torse nu puis de dos, visage indiscernable, par un langoureux plan-séquence jusqu’à la cage sphérique de ses exploits. Cliquetis de couteau papillon et rugissements de bécane, courses contre la mort et accès de violence… Gosling, icône glam-destroy instantanée trop belle pour être vraie, serait sans doute bien inspiré de ne pas rejouer Drive une troisième fois, mais on ne blâmera pas l’interprète d’user de son charisme, de sa voix de fausset brisée, tant il incarne de fait un être de cinéma. Quant à Cianfrance, lui reprocher cette stylisation serait lui reprocher d’avoir du style, et il en a, lorsqu’il filme ces beaux désespérés, touchants à défaut d’être bouleversants. Visuellement, pas grand-chose à redire donc, c’est artistement photographié, chorégraphié, et les scènes de braquages ou de poursuites à moto ont leur intensité propre qui irradie les autres séquences, soutenues par un rythme de marche funèbre. C’est d’ailleurs à la faveur de l’une d’elles, plutôt brillante, que le film va basculer vers une autre focale narrative – la première « famille » cédant, sans disparaître, l’avant-scène à la seconde pour cette deuxième partie. Gendre idéal, jeune père et pendant bien sous tous rapports du voyou Gosling, esprit acéré et momentanément rétif au modèle paternel, Bradley Cooper y joue les affres de l’idéalisme aux prises avec la corruption et la réalité de ses propres actes, à la fois monsieur propre et criminel sans châtiment, dans un segment certes moins glamour mais peut-être plus réaliste où l’on retrouve un Ray Liotta toujours plus vérolé (Cianfrance est fan des Affranchis).
À en croire les déclarations du réalisateur, le cœur du film serait toutefois son acte III, cœur placé sur le côté donc, comme il se doit en anatomie – mais qu’au cinéma on gagne parfois à situer… au cœur du film. Si les deux post-adolescents (Dane DeHaan et Emory Cohen) qui en tiennent les rôles principaux sont irréprochables, on n’échappe pas, outre une certaine artificialité du fatum qui les afflige après les avoir réunis (quand un funeste hasard avait réuni leurs pères), au sentiment d’un relatif manque de cohésion de l’ensemble, tant cette troisième partie, chargée d’illustrer l’empoisonnement des fils par les crimes et échecs des pères, eût presque pu former un film sans l’appui des deux premières : cœur devenu appendice, démonstration, le secret de famille pesant sur les enfants ayant déjà fait l’objet d’1h40 d’introduction et de mise en place. Disons que le suspense est déplacé, et qu’ainsi se trouve mise en œuvre la fatalité tragique, enserrée dans la mécanique de reproduction du malheur ; Bradley Cooper et Ryan Gosling sont devenus malgré eux des pères aussi écrasants ou absents que l’étaient les leurs, ombres portées du film, dont ils sont d’une certaine manière condamnés à répéter le destin, après avoir vainement tenté de lui échapper et n’avoir su que hâter son accomplissement. De là, donc, l’enjeu de cette conclusion : peut-on briser le cercle, empêcher l’expiation par les enfants des péchés paternels, la transmission des souffrances ? Un fils sans véritable père est-il perdu, comme l’expliquait en citant son propre exemple le personnage de Ryan Gosling ? Est-ce encore la douleur ou le salut qu’apporte le sort en « collisionnant » de nouveau ces deux familles ? Le propos baigne dans l’interrogation morale et existentielle portée sur la cellule familiale, au cas où on en doutait, tandis que le III, qui le véhicule explicitement, prend des airs de dernier mouvement argumentatif. Et l’on obtient confirmation que le film noir, entre braquages et corruption policière, ne voulait que développer le drame et laisser sourdre sa violence.
Le film de Derek Cianfrance est tout sauf mal cousu, mais si l’on finit par en ressentir les longueurs et les quelques lourdeurs, c’est que cette histoire en trois temps n’est au bout du compte pas si finement architecturée que prévu, et opère moins une lente et puissante montée en régime qu’une série de variations, de parallèles et de ruptures. Autant peut-on trouver quelque chose de très précis et fin dans certaines scènes ou dialogues, autant l’histoire, parfois prévisible, un peu « écrite », manque-t-elle dans son ensemble de subtilité, pour déjouer les attentes. The Place Beyond the Pines est du reste un objet devant lequel il peut être difficile de trancher définitivement, ni pleinement convaincant ni franchement décevant, ni même tiède : le film en fascinera par sa réelle puissance atmosphérique, l’écriture de ses personnages, la beauté hypnotique de cette route qui chemine parmi les pins, où chacun finit ; son ambition très explicite laissera les autres sceptiques, rétifs à la séduction de l’image, contrariés par les longueurs du récit, dont on ne retire finalement pas tant de force. Derek Cianfrance n’est pas (encore) James Gray, mais il est probable qu’on ne perdra pas à lui accorder régulièrement quelques heures.