Comme Leo McCarey, à qui il vouait une grande admiration, Frank Capra a été formé à l’école du burlesque, en entrant dès 1924 dans l’écurie du producteur Mack Sennett. De cette association est née sa rencontre avec Harry Langdon et l’écriture de plusieurs courts-métrages qui permettront à l’acteur de connaître le même succès que Buster Keaton ou Harold Lloyd dans la deuxième moitié des années 1920. Pièce centrale de cette collaboration, The Strong Man, le premier long-métrage de Frank Capra, témoigne autant de la singularité du comique de Langdon que de celle, encore naissante, du réalisateur de New-York Miami.
Paul Bergot, soldat belge immigré aux États-Unis après la Première Guerre mondiale, part à la recherche de Mary Brown, sa fiancée, en compagnie d’un artiste de foire, le Grand Zandow. Lors de leur arrivée dans la bourgade de Cloverdale, l’ingénu devient, bien malgré lui, le sauveur d’une communauté religieuse aux prises avec la pègre locale. Si le parcours du personnage qui, d’immigrant sans le sou, devient le garant de la morale publique, constitue déjà une illustration de l’American Way of Life chère à Capra (lui-même immigré italien), le film porte avant tout la marque de son acteur principal : des quatre maîtres du burlesque désignés par le critique James Agee dans son article « Comedy’s Greatest Era » – Chaplin, Keaton, Lloyd et Langdon –, le dernier est sans doute le plus proche du Pierrot lunaire, auquel il emprunte la candeur de l’enfance, mais aussi une frustration débordante. Dénué de la roublardise du Tramp ou de la placidité de Keaton, le personnage de « Baby Face » (surnom donné à Langdon au début de sa carrière) peine à réprimer ses accès de colère ou l’irruption du désir lorsqu’ils s’expriment. Un poing qui s’ouvre et se ferme sans arrêt, une main baladeuse esquissant une caresse sur une aveugle, etc. : The Strong Man multiplie des gags reposant sur un principe de rétention. Langdon évoque alors un enfant en bas-âge, oubliant constamment les conventions sociales, la mollesse de son visage de poupon produisant un contraste avec l’intensité manifeste de sa vie intérieure. Si elle intrigue un temps, cette stratégie comique accuse rapidement ses limites, le comédien s’en remettant systématiquement aux mêmes routines, comme celle consistant à adopter une certaine lenteur dans ses mouvements pour traduire la simplicité d’esprit de son personnage. Cette relative absence de tempo comique, traduisant davantage le legs du comédien que celle du cinéaste (Langdon se brouillera d’ailleurs rapidement avec Capra avant de multiplier les échecs), a toutefois le mérite de provoquer une forme de malaise inhabituel dans le registre du slapstick, lorsque par exemple « Baby Face » se tartine le torse de fromage dans une voiture : l’apparition subreptice de sa pilosité abondante rappelle alors que Langdon reste d’abord un homme de 42 ans jouant au bébé devant la caméra.
Grand enfant
Dix ans avant les figures de Longfellow Deeds et Jefferson Smith, Capra découvre surtout avec Langdon un premier personnage de grand enfant, incarnant, à sa manière, une forme de pureté morale. Alors que Fatty Arbuckle et Chaplin repoussent à la même époque les limites de la brutalité au sein du cinéma comique, « Baby Face » se distingue par son pacifisme : « Langdon peut être sauvé par une brique qui tombe sur la tête d’un gendarme, mais il est absolument exclu qu’il ait provoqué la chute de la brique » écrit ainsi le cinéaste dans son autobiographie, Hollywood Story. Si la dernière partie de The Strong Man constitue une entorse à ce principe (Langdon vient à bout de centaines d’assaillants), l’ouverture située dans les Ardennes belges offre en revanche au film l’un de ses gags les plus convaincants : mitrailleur médiocre, Langdon vient à bout d’un soldat allemand à l’aide d’une fronde dans laquelle il a placé par erreur des légumes, les navets et les oignons remplaçant alors le gaz moutarde (le soldat allemand se pare d’ailleurs immédiatement d’un masque à gaz après l’assaut). Ici, Langdon ne fait preuve d’aucune ingéniosité maligne (comme Chaplin) et son corps n’est pas suffisamment athlétique pour rivaliser avec la vigueur d’Harold Lloyd : la douce étrangeté de The Strong Man réside plutôt dans la manière de confronter Bergot à des milieux sociaux très différents (le cabaret de Cloverdale, véritable Babylone moderne, jouxte le jardin clos de la vierge Mary), qu’il traverse avec une « confiance aveugle » dans l’existence, comme s’il se trouvait « sous la protection de Dieu ».
Qu’il s’agisse de la représentation édénique de la demeure des Brown ou de la référence répétée aux exploits de Josué dans l’Ancien Testament (dont Bergot constituerait une sorte de double ridicule et enfantin), le film convoque par petites touches un imaginaire religieux qui n’est pas sans lien avec la ferveur lyrique de la mise en scène de Capra dans ses films des années 1930. À Cloverdale, « Baby Face » accomplit malgré lui la prophétie énoncée plus tôt par Mr. Brown, le pasteur local, pour fédérer ses ouailles contre l’érection d’une salle de spectacle : « Marche sept jours autour des murs de Jéricho, et au septième jour les murs tomberont. » Détruisant le lieu de perdition à coups de canon lors d’une représentation théâtrale qui tourne mal, Langdon devient alors l’émissaire d’un ordre supérieur, libérant à son corps défendant la cité de la stupre et du péché. Avec ce finale pétaradant transparaît surtout le caractère utopique de la mise en scène de Capra : à l’heure où les idéaux de l’Amérique des premiers temps se sont dissous dans l’argent, seule l’énergie anarchique des hommes providentiels peut rénover la société entière.