Elle est petite, coiffée d’un vieux chapeau, vêtue de guenilles. Elle sourit pourtant. Tout le monde la connaît dans les rues de New York, lui achète des pommes, l’utilise comme porte-bonheur. Elle plie pourtant sous le poids d’un secret. Annie n’est pas de la noblesse qu’elle tente d’incarner depuis vingt ans dans les nombreuses lettres qu’elle envoie à sa fille Louise. Elle n’est rien, excepté la gentillesse. C’est bien connu chez Capra, la chance sourit aux audacieux, et la bonté paye toujours. Dans Grande dame d’un jour, le réalisateur américain se fait, une fois n’est pas coutume, le poète des justes, sans les ressources moralisantes dont il abuse parfois.
Frank Capra n’aime pas les foules. Il les filme comme une gigantesque Hydre, anonyme, vide de sens, en contre-plongée, comme pour se mettre à la hauteur des petits auxquels il tisse bien volontiers de nobles lauriers. Mais ce sont aussi ces foules qui portent en leur sein les individualités dont il aime tant à dresser le portrait. C’est ainsi que sa caméra nous présente en premier lieu quelques personnages des rues de New York, un accordéoniste qui ouvre le bal comme les trois coups ouvriraient un rideau de théâtre sur l’action dramatique, un vendeur de journaux, mais surtout Annie. C’est elle qui est au centre, on le comprend rapidement. Sa vie n’est pas précisément celle dont rêvent les jeunes filles : la vendeuse de pommes vit dans un taudis des bas-fonds. Elle est pourtant indispensable, centrale, porte-bonheur de Dandy, une espèce de mafieux élégant, amie de tous, engageant à la solidarité. Elle est aussi le lien entre tous les personnages, et permet au réalisateur de dérouler un fil scénaristique cousu de fils tantôt comiques, tantôt tragiques.
Mais la grande force du film est qu’il ne s’appesantit pas, ou peu, sur le sort misérable de son héroïne. Car c’est bien elle le pilier de tout. Si le luxe est indéniablement à l’intérieur, dans les cabarets, les maisons bourgeoises, le brillant est à l’extérieur. Tout est sombre dans la vie des nantis, sans soleil, donc sans saveur. Dès qu’Annie apparaît dans le cadre, la lumière se fait plus visible, plus éclatante, contrastant avec la situation sociale de la bonne « Apple Annie ». Sans cesse au centre du cadre, elle mène la danse, aidée par ses multiples connaissances. Lors d’une scène particulièrement réussie, Annie écrit à sa fille sur une table, coincée entre la photo de sa Louise et une bouteille de Gin. Mais, loin d’être une ânesse de Buridan, prisonnière de son mensonge et de l’alcool, la lumière la soutient, la rend plus légère, émouvante. Elle écrit sa lettre. Elle continue son parcours.
Le film est, certes, construit sur la mise en scène d’une mascarade qui permettra à Louise et à la famille noble de son futur époux de rendre réel les fausses origines d’Annie. Mais c’est la vérité de celle-ci dont Capra trace les traits. Il n’est jamais question de rouler dans la farine qui que ce soit. Il s’agit de rendre hommage à la personnalité d’une femme : les malfrats de la ville se mettent alors à son service, se prennent au jeu de la gentillesse (on pourrait avancer que, chez Capra, la bonté attire la bonté) et lui offre le bonheur de voir sa fille heureuse. Elle s’invente une résidence hôtelière, le Marberry, et un mari trié sur le volet, Lord Woodcliff. Mais cette affabulation est l’exemple du mensonge pieux. Aucun jugement n’est à l’ordre du jour. Le concept de hiérarchie en est d’ailleurs complètement brouillé : la justice renvoie à l’égalité entre les personnages. Le film s’ouvre sur un accordéon de rue et s’achève sur une musique de bal, tous deux mis sur le même plan. Les petites frappes deviennent ambassadeurs d’Iran ; et la vraie bourgeoisie finit par participer au spectacle, effaçant l’idée du mensonge d’Annie et de la situation par une récompense morale.
Cependant, Grande dame d’un jour ne contient pas les morceaux de bravoure propres à Capra qui dégoulinent parfois de bons sentiments et de moralisme. On regrette que le dénouement traîne quelque peu à arriver : ce sont les seules minutes durant lesquelles le spectateur perd patience face aux larmes trop appuyées d’Annie, frôlant le pathétique, et aux scènes d’amour (de la mère ou de la future mariée) teintées de rose bonbon. On continue pourtant à espérer une fin heureuse pour Annie et les siens, ému par ce portrait sans tâche de la « fair lady » de Capra. Ce dernier a enfin le bon goût de ne pas envelopper sa fin de paillettes, il reste simple, comme Annie.
Le réalisateur mène la danse avec sérieux, sans grâce particulière, mais sans pesanteur non plus. Il a construit une multitude de tableaux, presque théâtraux, qui se succèdent : il s’amuse également à la mise en abyme lors d’une drolatique scène de répétition de la réception. Mais la caméra, bien présente, construit l’histoire tout autant que les personnages et revient vite à son principal sujet : montrer non pas l’ascension sociale d’une femme de la rue dans le monde, mais l’ascension humaine d’une société au contact du bien incarné. Jusqu’à la dernière image, Annie est là, dans la lumière.