Réalisé en 1932 et sorti en 1933 sur le territoire américain, La Grande Muraille ne semble obéir à aucune des recettes qui feront les grands succès du cinéaste à compter de New York-Miami (1934) jusqu’à La vie est belle (1946), dernier sommet d’une carrière qui allait décliner rapidement par la suite. À l’aube des années 1930, déjà en quête de reconnaissance de la part de la profession, le jeune réalisateur (seulement trente-cinq ans au moment du tournage mais déjà une vingtaine de films à son actif) s’empare d’un sujet sérieux pour livrer un mélodrame intimiste et audacieux. D’ailleurs, le titre original, The Bitter Tea of General Yen, rend davantage justice au propos que sa factuelle traduction française qui mise avant tout sur le dépaysement géographique pour attirer les curieux. Il faut dire qu’au début des années 1930, l’Extrême-Orient a le vent en poupe à Hollywood (de Fleming à Von Sternberg en passant par Hitchcock), prétexte exotique à exalter une sensualité sans borne, à peine contrariée par un code de censure américain qui ne fut sévèrement appliqué qu’à compter de 1934. C’est certainement cet argument marketing que les distributeurs français de l’époque ont voulu mettre en avant. Ceux qui espèrent donc entrapercevoir le célèbre rempart chinois en seront donc pour leurs frais : la muraille dont il est question ici est surtout l’infranchissable obstacle culturel qui sépare Megan, une Américaine venue à Shanghai pour épouser son fiancé missionnaire, du général Yen, militaire despote responsable d’une guerre civile qui ravage l’est de la Chine. Entre la jeune femme, séquestrée dans une demeure luxueuse alors que son promis et ses amis la croient morte, et son ravisseur, qui révèle finalement une sensibilité inattendue, va se tisser une étrange relation faite d’attraction-répulsion où les différends culturels et idéologiques s’évanouissent progressivement sur l’autel des fantasmes.
La montée du désir
Quelques années avant la fameuse tension sexuelle entre les deux protagonistes de New York-Miami (et la célèbre scène de la chambre d’hôtel), il est étonnant de constater à quel point Frank Capra imprègne déjà La Grande Muraille d’une férocité sensuelle plutôt inattendue dans l’univers du réalisateur de Grande Dame d’un jour. Pourtant, on devine très rapidement le sous-texte du film dès la scène de rencontre entre Megan et le général Yen : au cours d’un accident de circulation, la voiture de l’homme déboule sur la foule et écrase le conducteur de Megan. À peine embarrassée par le funeste destin de son employé, la jeune femme se laisse immédiatement impressionner par la puissance dominatrice du fautif dont elle soigne consciencieusement le front blessé, premier aveu d’une fragilité à laquelle elle pourrait succomber. Mais la malice de Capra le conduit à opérer par effets de contrastes pour mieux annoncer le trouble qui s’empare de son héroïne : aux tourments émotifs provoqués par l’accident succède la scène où Megan rejoint le groupe de missionnaires américains, vaste assemblée de vieux bigots parmi lesquels elle retrouve son inoffensif fiancé qu’elle se contente d’embrasser chastement. Le cadre posé, il s’agit désormais d’éprouver les discours moralistes et conservateurs dont les missionnaires s’abreuvent en en faisant ressortir une sorte d’hypocrisie que Capra tourne en dérision. Toujours selon cet effet de contraste, il oppose le confort des expatriés américains davantage attachés au bon déroulement d’une réception qu’à œuvrer en urgence pour sauver quelques orphelins prisonniers d’un bâtiment tombé sous la menace de la guerre civile. C’est la manière qu’a le réalisateur de manifester assez rapidement son désintérêt pour ce groupe de personnages, symbolisant d’une certaine manière un monde qui court à sa propre perte en croyant agir consciencieusement pour le bien de tous.
Frappée sur la tête, Megan perd connaissance au cours d’une scène où apparaissent en surimpression tous les pics émotionnels auxquels la jeune femme s’est confrontée depuis son arrivée en Chine. À son réveil, elle découvre la présence du général Yen à ses côtés, flanqué de sa concubine, la belle et énigmatique Mah-Li. Sans avoir recours au dialogue et par un savant jeu de champ/contrechamp isolant chacun des trois personnages au cadre, Capra fait progressivement éclore un trouble où se mêlent la crainte (Megan), le désir (le général Yen) et la jalousie (Mah-Li). Cet étrange jeu de dupes va conduire les deux jeunes femmes à sceller une amitié aussi belle qu’inattendue, laissant entendre que le réalisateur se range totalement de leur côté, dans ce jeu de possession où les hommes édictent leurs règles. Mais le clou du film reste probablement ce rêve incroyable auquel Megan s’abandonne un peu plus tard : laissant cours à ses pulsions inavouables, elle imagine le général Yen défonçant la porte de sa chambre pour y pénétrer. Après un étonnant plan en caméra subjective qui nous laisse craindre un viol (consenti ?), le montage joue savamment sur la duplicité du sentiment amoureux et des contradictions de Megan. Cette scène, que n’auraient certainement pas reniée les maîtres du surréalisme, étonne par son audace dans l’utilisation des symboles et dans l’interprétation qu’on peut en faire. L’érotisme qui imprègne le film atteint un nouveau sommet lorsque Megan se toilette, l’audacieuse caméra de Capra enregistrant le plus naturellement du monde le profil ou le dos dénudés de Barbara Stanwyck prenant un bain. Il est certain que la souplesse à laquelle l’absence du code de censure permettait détonne par rapport à la pudibonderie et les interminables détours dont les auteurs devront faire preuve à compter des années 1930 pour illustrer le désir et la sexualité.
L’amour fou
Mais l’incroyable beauté de La Grande Muraille ne tient pas qu’à son étonnante capacité à transgresser les règles de bienséance qui feront légion quelques années plus tard. Il s’agit surtout d’un bouleversant mélodrame où les personnages finissent par succomber à des sentiments dont ils savant qu’ils les conduiront à leur propre perte. Si le spectateur contemporain pourra au mieux sourire, au pire s’indigner de voir un acteur américain grimé jusqu’à la caricature jouer un Chinois (rappelons que c’était la règle à Hollywood, l’actrice Luise Rainer, récemment disparue, ayant même gagné un Oscar pour son interprétation dans Visage d’orient de Sidney Franklin, film aujourd’hui décrié pour son exotisme excessif), Capra a l’intelligence et la finesse de percer la dimension totalement factice du contexte et du décorum pour accéder à une troublante vérité des personnages. Ce qui rapproche Megan du général Yen appartient au domaine de l’inexpliqué : le réalisateur ne cherche aucunement à justifier cette relation « interraciale » (le terme n’est pas excessif, le sujet étant particulièrement tabou dans les années 1930, au point d’avoir empêché la sortie du film sur le territoire britannique), les deux personnages restant maîtres de l’action, uniquement portés par un désir qui, s’il ne peut trouver son accomplissement, menace de les consumer. En dépit d’un montage qui ne lésine pas sur les raccords audacieux, la caméra de Capra aura rarement été aussi caressante, à si juste distance de ses acteurs pour les laisser exprimer toute l’ambiguïté et la subjectivité de leurs personnages. Alors qu’on aurait pu craindre une légère tendance au manichéisme du fait de cette mise en opposition de la culture américaine et chinoise, La Grande Muraille surprend par sa capacité à aller au-delà d’une empathie de circonstance en érigeant l’abandon de soi en idéal de vie et en faisant de l’expérimentation des sentiments le seul discours à tenir face au moralisme religieux.