Dans ce classique de la comédie américaine, duquel on ne peut sortir sans le sourire aux lèvres, Capra réussit avec finesse l’équilibre parfait entre le divertissement et le film d’actualité. Le film est rythmé et évidemment joyeux, puisque le but est de redonner le moral à une Amérique en crise. Mais au-delà de sa défense du bon sens populaire et d’une Amérique rurale traditionnelle, Capra soulève habilement la question de la différence et du regard de l’autre.
Longfellow Deeds est le joueur de tuba de l’harmonie municipale de Mandrake Falls, dans le Vermont. Il est aimé de tous, prêt à aider son prochain et vit de ses poèmes. Une des premières scènes burlesques du film intervient lorsqu’il apprend, par des avoués new-yorkais, qu’il doit hériter d’une grosse fortune et qu’il se met à jouer du tuba. Cette scène assez surprenante ancre le film dans cette incompréhension réciproque entre les New-Yorkais et Longfellow Deeds, incompréhension d’autant plus grande que Mr Deeds affirme qu’il n’a pas besoin de tout cet argent. Sa réaction – ou plutôt son absence de réaction (car il continue de jouer du tuba) – surprend le spectateur, et installe le film dans une tension, non dénuée d’un certain manichéisme, entre ce personnage extravagant et les citadins (le titre américain Mr. Deeds Goes to Town rend explicite l’importance de ce glissement de contexte). Il ne veut donc guère de son héritage et préfère le partager ou l’utiliser pour la fondation d’œuvres caritatives. Les avoués, eux, auraient préféré faire fructifier cet argent à la banque. Nous sommes en 1936, en pleine crise économique et sociale, et les spéculateurs sont clairement désignés comme responsables du désastre. Toute l’intrigue du film se noue donc dans les complots qui vont s’ourdir autour de Deeds, notamment celui de le faire passer pour fou. Le spectateur, s’identifiant aisément au personnage de Deeds, assiste à ces manigances et se réjouit des réactions naturelles, voire naïves, qui mèneront le personnage principal au centre d’un débat sur la normalité au sein même d’un tribunal où le poète idéaliste, philanthrope et amoureux de la vie est accusé de folie par les avoués cyniques et vénaux. Gary Cooper joue excellemment le rôle de ce provincial, qui doit se rendre malgré lui dans une ville dont les valeurs ne lui correspondent pas.
Longfellow Deeds, dont le nom fait référence à l’homme actif (« deed » veut dire « action », le prénom Longfellow, rappelant le nom d’un des poètes américains les plus connus), s’oppose, par son nom même, aux hommes qu’il va rencontrer : représentants de la finance et de ses dérives spéculatives et qui n’en voudront qu’à son argent. Mr Deeds agit et son action est bénéfique pour les autres, le « peuple » américain, les victimes de la crise. Il tisse, au fil du film, des liens entre les hommes : il est l’homme idéaliste et idéalisé de la réconciliation. Capra offre ainsi au spectateur un modèle archétypal auquel il peut – ou doit – s’identifier : la leçon de morale est bien claire.
C’est en partie le personnage de Babe Bennett, qui travaille pour un journal à sensation, qui sert de fil conducteur au film : d’abord ambitieuse et opportuniste, elle manipule Longfellow Deeds afin d’écrire sur lui des articles insolites, mais se laisse progressivement conquérir par le naturel de Deeds. L’amour que Deeds porte à Babe Bennett traverse le film : l’évolution de leur relation, et surtout la situation presque tragique dans laquelle se retrouve Babe Bennett, sont traitées finement par Capra. Jean Arthur donne au personnage de Babe Bennett une sensibilité convaincante, mesurée, grâce à son visage expressif et sa retenue émouvante. Loin de rester au second plan, leur relation donne au film une certaine profondeur : elle anticipe et symbolise, de manière métonymique, l’évolution de l’opinion publique au sujet de Deeds.
La séquence pendant laquelle les titres de journaux se superposent en fondus enchaînés résume et matérialise ce changement de l’opinion publique. Aussi anecdotique que cela puisse paraître, cette séquence revêt une signification d’autant plus importante qu’elle souligne la versatilité de l’opinion publique, traduite et révélée par les journaux. C’est le regard que ses contemporains portent sur Deeds qui change. Mais cela amène une question : pourquoi les autres, qui au départ le décriaient, en viennent-ils à le louer ? Capra insinue ici finement une réflexion politique, qui, par extension, atteint le domaine philosophique. En effet, comment le regard que l’on porte sur l’autre en vient-il à changer ? C’est une des questions sous-jacentes de ce film et qui nous renvoie une image qui n’est pas aussi simpliste qu’on pourrait le croire. Deeds, que son entourage stigmatise, représente cet Autre que l’on ne comprend pas car il se comporte différemment. La séquence au tribunal est particulièrement éloquente à cet égard puisqu’un renversement s’y opère : ce n’est pas Deeds mais ses accusateurs que le spectateur est amené à juger. Lorsqu’il prend enfin la parole, Deeds renvoie les autres à leurs propres étrangetés ou idiosyncrasies, sans ménagement. C’est ainsi qu’est traitée l’importance de la différence de l’autre et Capra, à travers la parole Deeds, en fait l’éloge. Ce film est à cet égard étrangement actuel.
Au-delà de la « comédie loufoque », étiquette sous laquelle la critique a tendance à situer le film, émerge la question rousseauiste (ou plutôt héritée d’Henry David Thoreau, cité par Longfellow Deeds dans le film, et de Walt Whitman pour Frank Capra) de l’opposition entre nature et culture, notamment lorsque l’on apprend que Deeds hurlait « Back to nature ! » dans les rues de New York à la fin de sa première sortie dans la ville. En effet, le film s’articule sur une tension profonde entre une Amérique rurale, nostalgique de l’ère jeffersonienne, et une Amérique urbaine, lieu de l’argent et de la corruption. Cette opposition, que l’on retrouve, dans un genre totalement différent, dans Asphalt Jungle, pose, ou plutôt rappelle, la question de ce qui fait le fondement même de l’identité américaine. Cette question a d’autant plus d’importance qu’elle intervient à un moment de crise économique et sociale et où les autorités cherchent à propager les valeurs fondamentales fédératrices. L’hommage solennel que rend Deeds au général Grant sur sa tombe rappelle au spectateur un moment clé de l’histoire américaine symbolisé par un homme, Grant, qui selon Deeds, a réussi à « réconcilier les hommes » et à « créer une nouvelle nation ».
On sort du film avec ce sourire que l’on aurait après la lecture d’un conte – ce n’est d’ailleurs pas une coïncidence si Babe Bennett appelle Mr Deeds un « Cendrillon masculin » dans son premier article – qui annonce à certains égards La vie est belle du même réalisateur, mais avec un James Stewart tout aussi excellent. Toutefois, le film ne se réduit pas à cela. Sur un rythme tendu, Capra parvient à toucher à la fois au rêve et aux préoccupations sociales du moment, dans un équilibre parfait entre L’Homme de la rue et La vie est belle. Si, dans ce film, « tout est bien qui finit bien », on y trouve néanmoins les germes d’une réflexion sur le regard de l’autre : un regard qui, s’il peut transporter quelques préjugés, n’en reste pas moins emprunt de naïveté et de philanthropie.