Les fétichistes des masques et de Hitchcock ont finalement mieux à faire que d’aller voir le biopic homonyme de Sacha Gervasi puisqu’un film de De Palma sort cette semaine.
Presque banni des États-Unis après les accidents industriels constitués par Mission to Mars (2000) et Le Dahlia noir (2006), Brian De Palma a ici trouvé refuge au sein d’une coproduction franco-allemande et d’un tournage berlinois. Bien que remake d’un film d’Alain Corneau (Crime d’amour, 2010), ce nouveau film de Brian De Palma s’annonce sulfureux et plutôt excitant. Rachel McAdams (Christine) et Noomi Rapace (Isabelle) campent deux belles femmes s’adonnant à la manipulation dans le cadre d’une grande multinationale, entre rivalités professionnelles dans le monde sans foi ni loi de la publicité et séduction perverse ; une brune et une blonde, avec dans l’ombre : une rousse… « Une bonne toile » disions-nous lors de sa présentation à la dernière Mostra de Venise, pour ce film qui n’est, en effet, pas à proprement parler décevant ni déceptif ; les fans se verront offrir une visite guidée de l’œuvre de l’auteur de Pulsions, d’autres pourront s’abandonner à un thriller qui fait le job.
Le premier plan nous met en présence d’un emblème de notre époque, la pomme – tentatrice et déjà croquée – d’une marque informatique très célèbre. De Palma s’adonne à un jeu sur la continuité des images et leurs multiples flux – Internet, surveillance, téléphonie. Mais le vertige des matières visuelles (et audio : Blow Out) entamé depuis longtemps par De Palma a déjà atteint son sommet avec Redacted (2007), qui excellait en tant qu’objet théorique tout en patinant dans sa dramaturgie convenue reprenant exactement celle d’Outrages (1989), l’Irak remplaçant le Vietnam. L’emboîtement des images et de leurs différents régimes semble ici intervenir dans une sorte d’interstice temporel coincé entre l’ère Derrick (Allemagne oblige!) et nos jours ; une sorte d’étrange contretemps, presque rétro fin XXe siècle. Il semble par ailleurs que ce régime d’images, dégageant une laideur prosaïque et une froideur, est à prendre comme une émanation de la platitude de notre époque, dans un rapport bien littéral quand, par exemple, Monte Hellman en a fait une formidable et vertigineuse mécanique dans Road to Nowhere.
Passion dégage une forme de recyclage fétichiste de l’univers du cinéaste : son propre cinéma et les maîtres, dont Hitchcock évidemment ; les jeux de faux-semblants de Vertigo via le double et/ou la gémellité, aussi par le biais de la réapparition d’une morte. Aucune inquiétude à avoir : la douche de Psychose et l’escalier de Soupçons figurent aussi au sein d’un programme très complet. Au jeu de la capillarité de ces dames, on pourra aussi établir un lien en direction de Mulholland Drive, mais le fait que cette rousse vienne s’intercaler entre la brune et la blonde ne constitue pas le seul hiatus avec le film de David Lynch. On peut également citer Lost Highway dans cette manière de casser le film en son centre pour entrer dans un jeu de mise en abyme par ce qui constitue le « gros morceau » du film. Au cœur de Passion : un pli en forme de split screen dans un agencement qui fait grand effet : d’une part le meurtre de Christine, de l’autre l’alibi par l’intermédiaire d’une représentation de L’Après-Midi d’un faune de Claude Debussy. Mais là encore, quoi d’autre qu’un recyclage de sa propre mise en scène ?
Ce coup d’éclat ouvre une boîte de Pandore ; une indistinction entre rêve et réalité dans un jeu pas déplaisant consistant à reconsidérer les actes au fil des réveils en sursaut d’Isabelle, bientôt sous la férule de la rousse Dani (Karoline Herfuth), le troisième larron qui attendait son heure. On peut tout à fait considérer cette narration comme joueuse ou même abyssale, mais également un peu facile dans ce qu’elle permet à De Palma de prolonger son film tout en pouvant décider du moment où il sifflera la fin de la partie, tel un arbitre un peu las et pas très concerné. Loin d’être dysfonctionnel, Passion ne dégage pas la conviction viscérale d’un réalisateur bien plus jouisseur et inventif dans de nombreux films antérieurs. Dans ce recyclage autocitationnel permanent se dessine la tournure muséale d’un cinéma plus mort que vivant.