Timbuktu a certes été très bien accueilli par la plupart de ceux qui l’ont vu depuis son passage au festival de Cannes 2014 (d’où il est néanmoins reparti bredouille), mais cela ne rend pas si facile d’en parler. On a déjà loué sa mise en scène de l’espace — désertique et urbain — et de l’humanité qui se déchire en son sein, comme dans des espaces séparés mais inévitablement — et parfois fatalement — communicants ; la limpidité humaniste du regard sur l’affrontement entre deux conceptions de la foi. Mais cela ne rend pas tout à fait compte de l’audace du projet du cinéaste Abderrahmane Sissako, audace qui pourra déconcerter et laisser circonspect (comme a pu le faire l’ambition affichée de son long métrage précédent, Bamako), mais qui a quelque chose de salutaire.
Timbuktu, on ne peut en faire abstraction, évoque des faits réels encore frais : les incursions d’intégristes musulmans de l’AQMI au Mali et même dans sa capitale en 2012. Le portrait des djihadistes occupe une bonne part du film, et le risque apparaît que le regard du spectateur soit trop focalisé sur cette représentation. Car le moins qu’on puisse dire est qu’on est loin de la peinture sensationnaliste complaisamment répandue dans les médias d’information. L’armée détaillée ici ressemble plutôt, au moins dans un premier temps, à un ramassis de quidams qu’on aurait agrégés par hasard au mouvement, avec leurs hésitations et leurs lacunes qui les rendent parfois dérisoires (voir le personnage gaguesque joué par Abel Jafri qui passe presque tout le film à apprendre à conduire, quand il ne tente pas de draguer une femme touareg du voisinage), au sein même de laquelle la multiplicité des langues parlées complique la communication. Ces envahisseurs dont la diversité d’origines est sans cesse rappelée tentent d’imposer des lois absurdes sans — pour l’instant — s’aliéner la population, au point qu’ils acceptent encore, à ce stade, d’écouter poliment les objections de l’imam local leur rappelant que le véritable islam est à mille lieues de la charia qu’ils proclament. Ce n’est que dans un second temps que la dimension cruelle des événements reprend ses droits, quand à la coercition balbutiante succèdent la répression violente et les châtiments d’un autre âge — sans pour autant, et c’est à souligner, que les bourreaux soient dépouillés de l’humanité boiteuse insufflée au début.
De l’humanisme
Mais l’audace du projet de Sissako est moins dans « l’originalité » de cette représentation d’un groupe médiatisé que dans le risque qu’on trouve suspecte la maîtrise d’un tel récit. Réflexe explicable d’esprit critique, mais qui partirait de quelques malentendus. D’abord, une telle graduation dans la peinture de groupe (passage du comique au drame) peut donner l’impression d’un spectacle un peu trop bien ordonné, relevant plus du savoir-faire calculateur du conteur que de la sincérité du point de vue de l’artiste. Cependant, il faut reconnaître que le contexte même suggère cette structure : s’agissant de conter la mise en place laborieuse d’un appareil répressif, la graduation se justifie tout à fait (elle s’est d’ailleurs vérifiée pour d’autres régimes politiques).
Surtout, le rapport de la mise en scène du cinéaste à son sujet réel et grave court le risque qu’on interprète un peu rapidement son vouloir-dire, dans une lecture du film où la première partie nous dicterait « voyez, les islamistes sont des hommes après tout » pour déboucher sur « oui, mais regardez les horreurs qu’ils commettent » — deux idées creuses voire idiotes, on en conviendra. Seulement, ce serait focaliser la lecture sur la représentation des exactions djihadistes, et au passager négliger des pans importants du récit, en particulier ce personnage de Touareg mû par la nécessité de survivre au point de commettre, au milieu du film, un acte terrible et condamnable quelle que soit l’idéologie. Le seul destin de ce personnage, apparemment déconnecté du sujet tiré du réel, invite à admettre que le regard de Sissako dépasse largement l’actualité retentissante qui a suscité son film pour porter un regard à l’échelle de la communauté humaine en général. Si les islamistes doivent bien être considérés comme des hommes (et non comme des bêtes de foire médiatique), ce n’est pas pour adoucir leur portrait, mais parce qu’en prenant un peu de recul sur cette Terre (comme dans ce saisissant plan large sur le lac où le Touareg et l’homme qu’il vient de blesser mortellement s’éloignent l’un de l’autre, l’un en courant, l’autre en rampant), nous apparaissons tous logés à la même enseigne, voués à la destruction mutuelle pour les motifs les plus dérisoires. L’humanisme n’est pas la complaisance, c’est avant tout la connaissance de son espèce, de son prochain et de soi-même. On ne peut guère douter de celui de Sissako, qui met cette humanité au cœur de Timbuktu.