Premier jour de compétition, et déjà un grand film : Timbuktu, œuvre captivante sur l’espace commun et le souffle de la rumeur, qui ne s’ébruite pas dans les couloirs mais siffle doucement entre les dunes ; avec une délicatesse et un raffinement qui pourraient l’ériger en Inconnu, cette fois-ci pas du lac, mais du désert.
Certes, Timbuktu est en premier lieu décisif en tant qu’acte politique, soit le fait qu’un grand cinéaste du Sahel, deux ans après le début du conflit malien, prenne la responsabilité de représenter la présence tentaculaire d’AQMI dans l’arrière-pays désertique dont Bamako a perdu le contrôle. Le vaste espace sablonneux paraît infini et monotone ; pourtant sa topographie est indiciblement riche. Les modes de voisinage qui le régissent, déclinés en une multitude de tableaux, se résument souvent à la coexistence d’une foi pacifique, introspective, et d’une foi belliqueuse, conquérante : miliciens désœuvrés faisant les cent pas, fusils d’assaut à la main, sur les toits des maisons de pierre, sous l’œil désabusé de paysans mi-amusés mi-terrifiés ; paradoxes mordants, comme l’anglais que les rebelles touaregs, un peu honteux, maîtrisent finalement mieux que l’arabe ; zèle puéril des djihadistes encore gamins (une belle scénette comique, où une jeune recrue perd tous ses moyens devant le caméscope qui doit servir à enregistrer son allocution).
Mais c’est avant tout un somptueux film d’espace. Ainsi Timbuktu développe-t-il une sorte de grand théâtre du dehors, qui n’a pour décor que l’étendue sèche du désert, avec ses petits accidents de terrain : un fleuve, un village, un arbre, etc. Palais à ciel ouvert, immense et régulier, le Sahel n’en est pas pour autant dépourvu de chambres et d’alcôves. Chaque vallon se dissimule du suivant à l’ombre de la dune qui les sépare, cachant dans ses creux des scènes invisibles et secrètes : une musique, une partie de football, un meurtre – autant d’interdits haram traqués par la police islamique. Tapis entre les collines, ces instants ne s’y abritent toujours qu’à moitié : ils se dérobent aux regards, et pourtant partagent ce grand espace contigu, où souffle le même vent, porteur de menaces sourdes.
Timbuktu, c’est l’humanité vouée à cramer sous le même ciel ; le grand récit feuilletonnant du peuple de Dieu aux confins du monde, rendu à un état à la fois férocement contemporain (AQMI, le MUJAO, Ansar Dine, jamais nommés mais toujours présents) et absolument intemporel et abstrait. Une micro-humanité à l’épreuve d’elle-même sur une terre qui pourvoit, en juste mesure, le manger et le boire : la délicate régularité de la vie paysanne en ferait un beau paradis de sable si ce n’étaient les bandes de prédateurs armés qui y rôdent. Lassés par le silence de Dieu et la quiétude de la foi, armés de pick-ups et de mitraillettes, ils portent sur cette terre blanche le péché originel du bruit et de la fureur : Timbuktu commence par la séquence barbare et aberrante d’un 4x4 lancé à la poursuite d’une gazelle par pur jeu, scène jumelle de l’introduction apocalyptique de The Thing de Carpenter. C’est bien quelque chose du paradis violé que Sissako, entre les creux du récit, parvient à capter. Il met, en ouverture de cette 67e compétition, la barre déjà bien haut.