Abderrahmane Sissako, le réalisateur de Bamako, soutient avec une grande humilité son projet. Si le film parle de lui-même, son réalisateur apporte néanmoins de précieux éclairages sur la vision qu’il a de son film et son objectif, à la croisée des chemins cinématographique et politique.
Aujourd’hui, êtes-vous heureux d’avoir fait le film ou ressentez-vous une certaine tristesse de devoir faire un film pour que votre message soit entendu ?
Je suis forcément heureux. Mais je me méfie beaucoup du mot « heureux ». C’est un autre sentiment. Je préfère être content d’avoir fait le film. C’est un accomplissement. J’ai eu envie de raconter, d’attirer l’attention sur ce qu’on peut appeler une forme d’injustice, dans le sens plus métaphorique, même si c’est une réalité. Quand on a pu le faire, quand on l’a initié et que cela a été possible, on est forcément content.
Pourquoi avoir choisi le cinéma pour exprimer ce message ?
Le fait d’avoir imaginé mon film sous forme de procès veut dire qu’il y a un désir d’interpeller véritablement et de dire certaines choses sous une forme directe, franche, qui peut sembler trancher, dans un premier temps, avec l’art, qui n’a pas pour ambition de détenir la vérité. La forme du procès veut dire qu’il y a une conscience politique et une nécessité politique de dire certaines choses. Quand on est artiste, cinéaste, je crois que le premier acte qu’on veut faire, c’est de communiquer avec les autres, d’amener les gens vers soi, non pas pour changer leur regard, mais pour rectifier un regard.
Je vis dans cette société, même quand je suis en dehors de cette société. En Europe, j’ai une conscience permanente que l’injustice n’est pas seulement dans le domaine économique et politique, mais aussi que le regard sur ce continent n’est pas un regard juste. C’est comme si on préférait que ce continent soit réduit à tel ou tel sort, ce qui crée forcément un sentiment qui a souvent existé de supériorité, ainsi qu’une certaine satisfaction de soi. Je vis cela assez souvent. J’ai donc envie de montrer au moins l’existence d’une conscience, qui est réelle. Je crois que la conscience de savoir ce qui t’arrive est une réalité importante et il est important de dire aux autres que nous sommes quand même conscients de ce qui nous arrive.
Étant donné l’ampleur de la question, avez-vous l’impression que le Mali a une importance particulière dans ce combat ?
Je ne dirais pas qu’il a une importance particulière. Peut-être que l’avantage du Mali, c’est que c’est un pays plutôt continental, qu’il a la particularité d’être un pays-nation. Dans ce sens-là, c’est un pays fort. Je dirais qu’il vit en paix. Malgré sa pauvreté, c’est un pays qui arrive à vivre en paix. Même les contradictions qui ont eu lieu de temps en temps, par rapport au Nord, sont des questions qui ont été réglées, dans un esprit de paix. Cela fait un peu la force de ce pays. Cela fait une dizaine d’années que ce pays tente une expérience démocratique qui, dans un sens, lui réussit. Malheureusement, cela ne change pas trop la condition des gens. Mais cette expérience démocratique réussie a permis de faire exister ce procès, même si c’est fictif. La politique a permis cela, sans en attendre beaucoup, sans l’empêcher et sans l’encourager.
Pourquoi avez-vous souhaité rendre visible le dispositif cinématographique ?
Le cinéma, c’est quand même tricher. Tout en sachant que j’allais tricher peut-être un peu plus tard, je voulais être clair tout de suite. C’était donner à ce qui allait se dire la valeur de témoignage. Pour moi, il était important de montrer qu’il y a une société civile qui veut témoigner quelque chose et l’idée que c’est un tournant qui va être filmé.
Je crois que, techniquement, il aurait été difficile de faire un témoignage comme cela sous la forme d’un procès, avec une barre, un tribunal, sans que la caméra soit là. Le principe ne pouvait être que sous une forme documentaire. La fiction aurait nécessité un casting différent, avec des acteurs qui allaient jouer des avocats ou des juges. À partir du moment où ce principe pour moi est un principe beaucoup plus compliqué et moins véridique, j’ai opté pour de vrais juges, de vrais avocats. Cela faisait que je pouvais rendre la technique visible, parce que la force des témoignages et des paroles qui allaient être dites allait reléguer de toute façon dans un second plan ce dispositif-là.
Le montage, notamment des plaidoiries d’avocats, n’a-t-il pas été trop compliqué ?
Je pense justement que le dispositif permettait un montage un peu plus facile. Les axes de caméra étaient différents, j’étais sur un public, en même temps sur un témoin à la barre, sur un président de tribunal. Je peux gérer en quelque sorte tous les moments. J’avais aussi toujours la possibilité de quitter le procès et d’aller dans une chambre par exemple. Même si ce sont des séquences qui ont été tournées après. Le dispositif me permettait d’aller à l’extérieur du procès, de montrer des gens, de quitter à tout moment le procès quand un élément était soit de trop ou violait peut-être une intimité. Je pouvais quitter le procès.
Diriez-vous que Bamako est un film sur la parole ?
On peut dire que Bamako est un film qui redonne à la parole tout son sens. Cela est d’autant plus juste que j’appartiens à la culture de l’oralité, qui est malheureusement une culture qui a été dénigrée, au profit de l’autre culture, la culture occidentale, qui est plutôt une culture de l’écrit. Elle est forte et magnifique, parce que cela laisse des traces, on s’en inspire. Mais l’oralité est une culture différente, qui a aussi sa force et laisse ses traces. Dans l’oralité, il y a ce qui ne se dit pas, qui a une dimension extrêmement importante.
J’avais la conscience de cela, et aussi l’avantage de ce qui est spontané, de ce qui vient du fond du cœur. Quand on invite à la barre des témoins qui ne sont pas des acteurs, c’est-à-dire dont on n’invente pas le sort, qui est réel, on triche moins et on est surpris de ce que peut sortir quelqu’un de son silence. Je crois que c’est cela qui crée chez les avocats leur invention de texte et d’inspiration, que moi je ne peux pas écrire. Je ne peux pas dire à quelqu’un « Voilà ce que cette personne a dit, voilà ce que cela a provoqué en toi, voilà les mots que tu dois dire. » On est dans un processus de création qui provoque une forme de vérité, une émotion, que chaque avocat, chaque juge, allait chercher.
Votre film ressemble-t-il à l’idée que vous en aviez au départ ?
Oui. Même si ma vision d’un film – c’est d’ailleurs pourquoi je peux faire ce métier et que je continue à le faire – c’est que c’est un acte imparfait. Je pense que le fait que le cinéma et la création de façon générale soit un acte imparfait, fait que, au final, on peut être facilement en adéquation avec ce qu’on a imaginé, ce qu’on a voulu. S’il y a de l’émotion, si des choses sont perçues, s’il y a quelque chose qui est déclenché chez l’autre. Pour moi, c’est un cinéma qui ne prouve pas, qui n’est pas jeté à la face de l’autre comme des vérités. C’est un cinéma qui invite. Le cinéma m’intéresse si c’est une invitation à la liberté de l’autre. Parce que c’est seulement à ce moment-là que celui qui fait un film, celui qui écrit un livre est exactement comme celui qui regarde un film ou celui qui lit un livre, c’est-à-dire un rapport d’égalité. Je pense que l’acte de voir un film, de l’interpréter, est aussi un acte de réflexion et de création.
Je crois que ce que j’ai atteint, c’est ce qui s’est passé. C’est-à-dire donner la parole à ceux à qui on donne rarement la parole et montrer la dignité humaine, la force humaine. Malgré ce qui se passe dans ce continent-là, malgré la misère, la pauvreté, quand l’homme revendique la justice en étant debout, c’est un acte pacifique. La parole est un acte pacifique, un acte de construction. C’est un des derniers appels à l’autre, à celui qui est plus fort aujourd’hui, parce que plus riche, parce que forcément il a dépossédé les autres pour être riche.
C’est cette conscience qui, selon moi, doit être racontée plus souvent. Il y a une partie de l’humanité qui a été souvent forte, qui a souvent triché et qui a souvent humilié aussi, anéanti, pour être de plus en plus forte et de plus en plus riche. Ce que nous vivons aujourd’hui, c’est qu’on a le sentiment d’être dans un tournant. Peut-être que chaque génération a ce sentiment. Mais en tant que contemporain de ce que j’essaie de raconter, j’ai le sentiment que nous vivons un tournant et que chacun doit saisir certaines choses et se demander ce qu’il peut faire aujourd’hui pour que demain le monde soit un peu plus juste et sans en être récompensé. C’est une dimension importante. C’est ce que le politique ne fait pas souvent. La dangerosité du politique est qu’il veut être récompensé. Pour cela, il est capable de beaucoup de choses.
Est-ce que vous pensez que d’autres réalisateurs pourraient vous suivre dans le mouvement que vous initiez ? Et vous, qu’envisagez-vous pour poursuivre votre action ?
En faisant un film, je ne me sens pas vraiment un missionnaire ou un porte-parole. Le film, peut-être, le devient. Je me sens donc encore moins capable de dire aux autres de faire des films comme celui-là. Je ne crois pas que ce soit ce qu’il faut faire. En revanche, qu’un film puisse informer davantage et que, au-delà du film, d’autres formes de communication puissent servir – d’autres ont servi, déjà, peut-être que le cinéma s’est moins accaparé cette question – est important. Mais rien de ce qui est dans ce film n’est nouveau. Tout a été écrit, dit, que ce soit par des écrivains, des journalistes, des économistes. Mais si d’autres sensibilités disent qu’il y a un combat à mener et qu’il faut faire des choses, je crois que je serai alors un spectateur heureux de cela.
Pensez-vous avoir fait le tour de la question ou est-ce que vous avez encore beaucoup de choses à dire sur le sujet ?
Si j’ai parlé de la co-responsabilité dans ce film, j’ai moins parlé de nous-mêmes, de notre responsabilité. C’est moins présent. Mais je ne voulais pas que cela soit plus présent. J’ai donc encore d’autres pistes à explorer.